Fermer les yeux

Cerrar los ojos Retour espagnol, argentin (2023) de Victor Erice, avec Manolo Solo, Jose Coronado, Mario Pardo et Ana Torrent – 2h49

Le réalisateur Miguel Garay est contacté par une chaîne de télévision madrilène pour participer à une émission revenant sur la disparition de son acteur et ami Julio Arenas pendant le tournage avorté de leur dernier film, « La Mirada del adios », vingt-cinq ans auparavant. L’événement réveille les souvenirs de Miguel qui, sitôt l’enregistrement de l’émission achevé, reprend contact avec des amis et collaborateurs d’antan pour retrouver Julio…

Chaque année je regarde la conférence de presse de la sélection du festival de Cannes, et chaque année l’annonce d’un film en particulier, dans n’importe quelle section, me fait chaud au cœur, comme le prologue d’une jolie histoire cinématographique. Le plus souvent, ça concerne George Miller quand il vient présenter Mad Max Fury Road, Trois mille ans à t’attendre ou imminemment Furiosa ; cette année, c’était pour Fermer les yeux de Victor Erice qui n’avait pas sorti de film depuis trente ans. Un retour inespéré à Cannes qui m’a fait plus plaisir à moi qu’au réalisateur qui a publiquement exprimé son amertume de ne pas être en compétition, ce qui est effectivement étonnant pour un cinéaste si rare qui n’a tourné que quatre longs-métrages en cinquante ans : L’Esprit de la ruche (1973), Le Sud (1983) et Le Songe de la lumière (1992), ce dernier ayant remporté le Prix du jury à Cannes. Depuis, le réalisateur a tourné des courts-métrages, a mis en scène une correspondance avec Abbas Kiarostami en 2006 et a fait partie du jury de Tim Burton en 2010 qui avait remis sa Palme d’or à Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures d’Apichatpong Weerasethakul. La rareté d’Erice entre forcément en résonnance dans Fermer les yeux, vraisemblablement l’ultime film du cinéaste de 83 ans – et qui, par ailleurs, n’a aucun lien avec Ouvre les yeux (1997) du compatriote Alejandro Amenabar.

Fermer les yeux s’ouvre sur la scène d’ouverture du film dans le film « La Mirada del adios » – le regard de l’adieu, qui aurait pu aussi être un très beau titre pour le vrai film, mais on va peut-être commencer mollo sur la mise en abyme. Dans cette scène, dont l’aspect spectral n’est pas dû qu’au grain suranné du 16 mm, un personnage à la Orson Welles demande à un privé à la John Huston de retrouver sa fille dans une Chine exotique à la Joseph Von Sternberg. Déjà Fermer les yeux se charge d’une cinéphilie qui sera sa matière première ; plus tard, il poussera la chansonnette de Rio Bravo et reviendra à la réalité à cause d’une disparition à la L’Avventura de Michelangelo Antonioni, manière d’affirmer le surgissement du cinéma moderne. Si ces références à d’autres cinéastes touchent juste, si les sorties cinéphiles du monteur Max (« Le cinéma n’est plus sacré depuis la mort de Dreyer ») fonctionnent si bien, c’est que Victor Erice se place lui-même humblement dans cette généalogie du cinéma, non pas seulement avec les films qu’il a faits mais surtout avec ceux qu’il n’a pas faits. Ainsi, les connaisseurs d’Erice reconnaîtront Ana Torrent, la gamine de L’Esprit de la ruche, jouer ici la fille de l’acteur disparu. La seconde partie du film, où Miguel tente de retrouver Julio, se déroule en Andalousie où devait se dérouler la seconde partie, non tournée, du Sud où un père partait à la recherche de sa fille. Ce qu’on voit de « La Mirade del adios » ressemble à ce qu’aurait pu donner « La Promesa de Shanghai », un projet abandonné d’Erice, tout comme celui d’une adaptation de Jose Luis Borges d’où provient Triste-le-Roy, le nom du domaine du film dans le film. Tout comme l’Histoire du cinéma s’écrit aussi avec les films qui ne se font pas, Erice invoque dans Fermer les yeux ses propres films fantômes – un voile spectral de plus sur cette grande œuvre de cinéaste et de cinéphile.

Victor Erice dirige Miguel Garay (Manolo Solo) pour qu’il dirige dans le film Julio Arenas (Jose Coronado) qui joue le détective du film dans le film. Je ne peux pas être plus clair.

Le pire, c’est qu’en racontant tout ça, j’ai l’impression de ne faire qu’effleurer la puissance de Fermer les yeux qu’il me faudra de toute façon revoir les yeux bien ouverts. Pourtant, l’esthétique du film est assez simple : Victor Erice a précisé que la modestie de la production l’ont contraint à un découpage rudimentaire, et le film, dans la partie réelle de sa narration, est d’une facture numérique qui pourrait paraître fade aux yeux profanes mais qui signifie l’évolution du cinéma, dans sa fabrication et sa perception, en contrastant avec les plans argentiques de « La Mirada del adios ». Or, de toute évidence, le film touche quelque chose de l’essence du cinéma, de l’ambivalence, représentée à l’écran par une statue de Janus, de sa nature mémorielle et insaisissable. Il vit de la sagesse de son auteur, dont la rareté et les inachèvements ajoutent une autre ambivalence, entre présence et absence, qui traverse également tout le film. Je conclurai ma bafouille sur cet autre écho de l’œuvre d’Erice : Fermer les yeux se conclue sur la projection d’un film dans un vieux cinéma andalou, alors que son premier film L’Esprit de la ruche s’ouvrait sur une projection de Frankenstein dans un petit cinéma communal de Galice. La petite filmographie d’Erice s’installe, d’une projection à l’autre, entre deux parenthèses dont il ne faudrait toutefois pas prendre le contenu comme anecdotique.

BASTIEN MARIE


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