Killers of the Flower Moon

Western vénéneux américain (2023) de Martin Scorsese, avec Leonardo DiCaprio, Lily Gladstone, Robert De Niro, Jesse Plemons, Tantoo Cardinal, John Lithgow et Brendan Fraser – 3h26

Au début du XXème siècle, le peuple Osage s’exile en Oklahoma, sur une terre aride dont jaillit un jour du pétrole qui fait la richesse inopinée des Amérindiens. Ernest Burkhart arrive dans la région pour rejoindre son oncle William Hale, riche propriétaire de bétail. Sur ses conseils, Ernest épouse Mollie Burkhart, l’Osage dont il est le chauffeur. Mais les proches de Mollie sont assassinés les uns après les autres, selon le plan machiavélique de blancs pour faire ruisseler l’argent Osage jusqu’à eux…

Attention, cette bafouille contient des spoilers ! Merci de votre compréhension.

Martin Scorsese foulant le tapis rouge cannois aux côtés de ses deux acteurs fétiches Robert De Niro et Leonardo DiCaprio, qui n’avaient pas joué ensemble depuis trente ans, pour un western de trois heures et demi adapté d’un ouvrage de David Grann (premier livre : The Lost City of Z, ça te pose un auteur), c’est déjà un événement cinématographique avant même d’avoir vu le film, n’en déplaise à Joe Marvel et son qui a la plus grosse au box-office. Ajoutez au scénario Eric Roth (Forrest Gump), aux décors Jack Fisk (ayant œuvré pour Terence Malick, Brian De Palma, David Lynch), à la musique le regretté Robbie Robertson honorant son amitié d’un demi-siècle avec Scorsese (le film lui est dédié), et au montage Thelma Schoonmaker encore derrière le banc à plus de 80 ans, et vous tenez à n’en point douter un film de grand maître surpassant tout ce qui est sorti depuis The Fabelmans. Se mettre en tête d’écrire une bafouille sur Killer of the Flower Moon est assez intimidant. Pas seulement par la durée de la fresque, la densité du sujet l’exige, même si je suis de ceux qui pensent qu’on aurait pu retrancher d’une demi-heure, faire arriver le FBI plus tôt, être plus concis sur le volet judiciaire, etc. Plutôt parce que le film a l’envergure des grands classiques américains qu’il cite. Scorsese s’aventure sur les terres des Ford, des Hawks, des Mann, des Vidor, et se place aux côtés de ceux-là. Comme si, après toutes ces années d’une éminente cinéphilie et sachant les films qu’il lui reste à faire comptés et de plus en plus longs (de fait, Killers of the Flower Moon poursuit le fleuve crépusculaire de Silence, 2h41, et The Irishman, 3h28), Marty commençait tout juste à comprendre et à savoir manier l’art de ces maîtres. Et il s’approche du western, genre capital de sa cinéphilie personnelle qu’il n’avait jamais mis en scène auparavant, et se confronte à l’Histoire américaine qu’il n’avait jamais traité en dehors des frontières new-yorkaises (à l’exception de The Aviator qui se passionnait toutefois pour la psyché de Howard Hughes davantage que pour ses exploits et son impact historique).

Martin Scorsese et ses acteurs en train de fêter Thanksgiving…

De par son aspect masterclass et son sujet exhumant une sombre histoire américaine, Killers of the Flower Moon ménage ses effets et, dans la continuité de The Irishman, opte pour une mise en scène plus apaisée (ou empesée, selon votre appréciation). Dès lors, ce n’est plus vraiment la longue durée du film qui importe mais son rythme, dédié à la narration rigoureuse et respectueuse de cette terrible histoire. Nous ne sommes plus dans le rise and fall débridé des gangsters déchaînés des Affranchis mais dans le récit d’une méticuleuse et inexorable extermination. La violence des meurtres n’est plus accompagnée par le dynamisme d’un angle de caméra ou la fréquence de coupes de montage, mais saisi avec le recul de longs plans fixes. La bande sonore n’est pas scandée de morceaux de musique populaire datant et rythmant les événements, mais constituée de la partition minimaliste de Robbie Robertson ; passée l’ouverture rock accompagnant le jaillissement du pétrole, la musique accompagne de quelques notes de guitare répétées la fatalité du film – non sans rappeler, me souffle justement le frangin à l’oreille, le score d’Ennio Morricone sur The Thing, rapprochant Killers of the Flower Moon d’un authentique film d’horreur. Ce que le film minimise en effets de mise en scène, il l’amplifie en revanche en symbolique, se laissant voir comme le lent empoisonnement que Hale et ses hommes infligent aux Osages. Tout est poison : le pétrole noircissant les terres de l’Oklahoma et les cœurs par la convoitise, le style de vie américain empoisonnant les Osages devenant diabétiques, alcooliques ou dépressifs, les injections d’insuline empoisonnant l’amour entre Ernest et Mollie au cœur du film. A noter d’ailleurs que nous ne le recommandons pas à des conspirationnistes : les injections y sont effectivement suspectes et le monde y est contrôlé par de vieux francs-maçons.

Maintenant que j’ai mentionné Ernest et Mollie, attardons-nous sur les personnages et les acteurs. L’histoire est d’ores et déjà connue : durant le développement du film, Martin Scorsese et Leonardo DiCaprio se sont rendus compte que le protagoniste devrait être Ernest Burkhart plutôt que l’agent du FBI Tom White. Avec l’accord de Jesse Plemons (qui avait déjà tâté du crétin dans la série Fargo et qui se révèle impeccable sous le stetson du tenace White) et de David Grann (qui n’avait comme unique requête que le film soit tourné en Oklahoma), ils ont donc échangé l’importance des rôles dans le scénario. Le changement approfondit effectivement l’adaptation. Avec White comme protagoniste, le film aurait pris le chemin d’un thriller plus balisé et se serait exposé à des accusations de sauveur blanc. Avec Ernest, le film devient plus désespéré encore (selon Grann, Ernest représente la banalité d’un mal qui se perpétue par l’action de gens ordinaires), plus honnête aussi tant il met en abyme un point de vue blanc et coupable sur la culture indienne, et plus original puisqu’on a peu eu dans le cinéma américain de protagoniste aussi idiot et lâche que celui-ci. A part peut-être chez les frères Coen auxquels Killers of the Flower Moon peut éventuellement faire penser par son régionalisme et son absurdité qui provoque ici le frisson plutôt que l’hilarité (comme cette scène où un assureur demande à l’un des tueurs « Vous vous rendez compte que vous me demandez si vous pouvez tuer vos enfants ? »).

Une fois face à l’agent White (Jesse Plemons), William Hale (Robert De Niro) se dit qu’il préférait quand son neveu était le personnage principal du film…

A la densité du récit se mêle celle de son trio de personnages fascinants, ambigus et insondables. Ernest empoisonne quotidiennement son épouse, et pourtant il semble l’aimer sincèrement, non ? Mollie est trop intelligente pour ne rien voir venir, alors pourquoi consent-elle à épouser Ernest ? Même Hale, persuadé de l’infaillibilité et de la nécessité de son plan macabre, se considère-t-il malgré tout jusqu’au bout l’ami des Osages ? Ces questionnements ont de quoi nourrir bien des revisionnages, surtout avec trois interprètes si prodigieux. Leonardo DiCaprio en fait des caisses, ça ne plaira pas à tout le monde, mais quand c’était Jack Nicholson ou Daniel Day-Lewis, ça ne posait pas tant de problèmes. Et puis trois heures de cabotinage sont facilement pardonnées quand on voit la force de sa dernière scène quand il est confronté à ses mensonges par Molly. Face à Leo, Robert De Niro est impérial dans l’une des figures du mal les plus fascinantes vues depuis des années. Le patriarche tout de blanc vêtu, symbole d’un capitalisme rayonnant, aurait autrefois été la figure protectrice de cet état de l’Ouest en voie de civilisation, il est aujourd’hui le diable qui embrase ces terres dans un renversement des figures du cinéma américain qui devrait faire date. Et tenant la dragée haute à ces messieurs, il y a Lily Gladstone. Découverte par Scorsese dans Certaines femmes de Kelly Reichardt, elle hante le film de son regard constamment énigmatique et impénétrable et de sa présence évidente, incarnant la dignité et la tragédie du peuple Osage. Elle retranscrit du personnage de Molly la même impression qu’elle laissait à la lecture du bouquin : ce n’est pas elle qui a le plus de temps de présence mais dans l’esprit du lecteur/spectateur, c’est évidemment elle le personnage central de cette histoire.

Comme je ne voudrais pas vous prendre plus de temps que le film ne vous en a déjà pris, je conclue sur l’épilogue assez bouleversant de Killers of the Flower Moon. En lieu et place des courts textes explicatifs qui clôturent habituellement les films tirés d’une histoire vraie, Martin Scorsese met en scène l’enregistrement d’une pièce radiophonique revenant sur les événements. La pièce est d’ailleurs authentique, issue d’un programme voué à la promotion du jeune FBI racontant les premiers succès des enquêteurs de Hoover. Ainsi, les meurtres des Osages ont surtout servi à la gloire des blancs qui les ont élucidés, et Scorsese rappelle aussi par cette séquence que cette histoire vient de vous être racontée par des hommes blancs. Le réalisateur se met lui-même en scène dans un caméo touchant où, la voix brisée, il lit la courte nécrologie de Mollie Burkhart, ne faisant aucune mention des meurtres qui ont endeuillés sa famille. L’apparition est d’une profonde humilité de la part du cinéaste qui ouvre ici un chapitre rédempteur du cinéma américain.

BASTIEN MARIE


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