Annette

Tragédie musicale française (2021) de Leos Carax, avec Adam Driver, Marion Cotillard, Simon Helberg et Annette – 2h19.

Henry McHenry, star du stand-up, et Ann, célèbre cantatrice, forment un couple aussi passionné qu’exposé médiatiquement. La naissance d’Annette, fruit de leur amour, est aussi l’apogée de leur bonheur, alors que, tandis que les sketches d’Henry se font de moins en moins drôles, un avenir sombre se profile à l’horizon…

On n’a pas pour habitude de trop spoiler comme des salauds, n’empêche que vu la singularité du film, il est préférable de n’en savoir que le moins possible avant de découvrir Annette

Leos Carax est un cinéaste si rare que chacun de ses films en devient systématiquement un événement et c’est évidemment encore le cas avec Annette, film d’ouverture du 74ème festival de Cannes. Cette ambitieuse comédie musicale est le fruit de la rencontre entre le cinéaste, auquel le genre pendait au nez vu les iconiques séquences musicales de ses films, et les musiciens de Sparks, dont le How Are You Getting Home ? s’invitait déjà dans la BO d’Holy Motors. Les frangins Mael, en plein retour de hype puisqu’ils feront également l’objet d’un documentaire réalisé par Edgar Wright dans les salles cet été, avaient initialement proposé à Carax un projet qui voyait Ingmar Bergman piégé à Hollywood mais le cinéaste ne se sent pas de le réaliser. La collaboration se fera finalement sur Annette, que le duo Sparks projetait de jouer sur scène et dont l’histoire et le livret étaient déjà largement écrits. Forcément, monter un tel projet n’est pas une mince affaire et, si Carax obtient la participation d’un Adam Driver si motivé qu’il s’implique dans la production, caster l’actrice aura été plus difficile. Si Marion Cotillard est un temps envisagée, entre Rooney Mara, Rihanna ou Kirsten Stewart, sa grossesse n’est plus un problème lorsque le financement du film est enfin réuni, Carax ayant finalement pactiser avec Lex Bezos. Alors on peut commencer ???

C’est d’ailleurs un exaltant So May We Start que se lève le rideau pour une étourdissante introduction, Carax à la régie, les Sparks en studio, avant de se lancer dans une marche enthousiaste, reprenant en ouverture le mouvement de l’inoubliable entracte d’Holy Motors (ou le final de La Vie aquatique…), à laquelle vient se greffer le casting. Le programme est révélé, le ton est donné, la machine est lancée et Annette sera bien le flamboyant spectacle annoncé.

Non vraiment… On va peut-être spoiler quelques trucs…

Puisant aussi bien dans les codes du théâtre antique (et son fameux choeur) que des musicals de Broadway, Leos Carax et Sparks nous proposent une grande comédie musicale qu’on pourrait être tenter de qualifier d’ « à l’ancienne » sauf que, jamais passéiste, Annette est résolument tourné vers la modernité. On comprend mieux pourquoi Carax n’était pas vraiment tenté par l’aventure d’un Bergman dans le vieil Hollywood car c’est bien celui d’aujourd’hui qui l’intéresse et plus largement une industrie du divertissement épinglée dans les sombres travers qui ont fait grand bruit ces dernières années. Unissant les mondes du populaire stand-up, aussi intense qu’un combat de boxe, à celui classieux de l’opéra, nos Roméo et Juliette de l’entertainment, connaitront un sort largement aussi sombre que les amants de Vérone, voyant eux leur amour pourrir de l’intérieur. Annette se déploie dans de longues et puissantes complaintes, passionnées voir rageuses mais qui pourront faire aussi passer deux très longues heures et demi à ceux qui ne rentrent pas dans le trip. Tant pis pour eux car le récit de Carax et Sparks, plutôt que de rejouer un énième remake d’Une étoile est née (dont ils explorent certaines thématiques) et loin de naviguer sur un océan sans vague, nous réserve pourtant de tumultueuses surprises, rabattant les cartes pour nous faire plonger encore un peu plus profondément dans les abysses… Le tout sous l’œil d’une presse people qui scrute la vie du couple par des séquences en mode « story » aussi laides que les millions d’heures qui s’accumulent quotidiennement sur nos réseaux sociaux, contrastant avec la photographie parfois même presque trop léchée d’une Caroline Champetier déjà à l’œuvre sur Holy Motors et toujours prête à baigner les folies de Carax d’une beauté envoûtante.

Le cinéaste tire une fois de plus le meilleur d’un casting impeccable. A commencer par l’excellent Adam Driver, tout simplement époustouflant dans un rôle particulièrement sombre mettant à profit sa voix caverneuse dans un chant qui, par ses quelques imperfections, n’en est que plus émouvant. Alors que Carax n’hésite pas à le comparer à Denis Lavant, on pourrait envisager l’acteur comme un nouvel alter-égo impitoyable du cinéaste, dont la relation avec Juliette Binoche avait fait couler de l’encre. Son Henry McHenry (du nom de l’anthropologiste américain ?) cristallise tous les penchants les plus sombres de l’homme, s’imposant comme le Barbe Bleu (ou un Geppetto véreux…) du conte. Face à cette bête, la Belle est incarnée par Marion Cotillard pour un rôle ironique de cantatrice condamnée à des morts théâtrales, elle qui a vu un hasardeux jeu de trépas éclipser une carrière riche de collaborations avec Jacques Audiard, James Gray, Michael Mann ou Justin Kurtzel (dans le Shakespeare, pas le Assassin’s Creed !). Si elle est ici soutenue par la chanteuse Catherine Trottmann (vous pouvez vérifier sur Google, rien, mais alors rien à voir avec l’anicenne ministre de la Culture !) pour de nombreux passages trop techniques, sa performance n’en est pas moins remarquable, preuve que l’actrice n’est jamais meilleure que dans les mélodrames le plus intenses. Carax voit en elle une grande actrice du muet, jouant ainsi sur sa pure présence cinématographique qui prend d’autres dimensions au fil de l’intrigue, Cotillard conférant une vibrante humanité à ce personnage de poupée fragile que la tragédie rendra ténébreuse.

Henry et Ann, un couple en pleine tempête…

Aux côtés du couple de star, Simon Helberg, aperçu dans le Serious Man des Coen mais essentiellement connu pour son rôle d’Howard Wolowitz dans Big Bang Theory, se révèle parfaitement à la hauteur de séquences à priori pas fastoches. Si l’acteur avait déjà montré ses talents de pianistes dans Florence Foster Jenkins, il est ici tout aussi impressionnant et peut-être même encore plus lorsqu’il s’empare de la baguette de chef d’orchestre. Enfin, il faudra également compter sur la performance inattendue de la petite Annette du titre qui, surprise !, de par sa condition de marionnette, fait naître une émotion insoupçonnée et désarmante, à la manière des personnages d’Anomalisa. Par ce choix poétique payant, Carax se fait alors Fée Bleue en infusant la vie à ce troublant pantin qui devient l’âme du film, le héros ayant depuis longtemps perdu la sienne…

Opéra rock (par moment) et baroque (tout le temps), Annette est un film qui, est-il vraiment besoin de le préciser, porte la griffe de Leos Carax, cédant de nouveau à la folie des grandeurs pour une œuvre poétique très personnelle (et on comprend pourquoi sa fille apparaît à son bras dans l’introduction, comme pour conjurer le sort de sa terrible histoire) , se jouant des standards actuels pour lier les faits sociaux les plus contemporains à des thématiques universelles : la violence du rire, l’amour fou, l’égo dangereux, les crimes passionnels, l’exploitation de l’innocence… De cette ambitieux programme, Carax s’en tire avec une insolente maestria qui, après Holy Motors, semble de nouveau mettre à peu près tout le monde d’accord. Avec Sparks, il nous livre une comédie musicale, à la fois familière et imprévisible, comme on en avait pas vu depuis des lustres et dont on se souviendra encore sûrement longtemps.

CLÉMENT MARIE


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