Inception

Film de rêve américain, britannique (2010) de Christopher Nolan, avec Leonardo DiCaprio, Joseph Gordon-Levitt, Ellen Page, Tom Hardy, Ken Watanabe, Marion Cotillard, Cillian Murphy, Dileep Rao, Tom Berenger, Pete Postlethwaite, Lukas Haas et Michael Caine – 2h28

Fugitif spécialisé dans l’extraction de secrets dans les rêves, Dom Cobb se voit proposer une inception, consistant à implanter une idée dans l’esprit d’un sujet, en l’occurrence un chef d’entreprise devant démanteler son héritage industriel. Cobb monte son équipe et, en cas de réussite, il pourra retourner chez lui…

Attention, cette bafouille contient des spoilers ! Merci de votre compréhension.

En attendant Godot Tenet, on s’est dit qu’on reparlerait bien un peu de Christopher Nolan et on a choisi pour cela Inception, revu récemment en salle. Le film fête ses dix ans déjà et, à l’époque, les Super Marie l’avaient découvert ensemble au cinéma. Et depuis, il est resté pour nous le meilleur film de son auteur. Inception étant tout de même très connu, pas besoin de revenir sur sa genèse. Précisons juste que Nolan est alors en pleine possession de ses moyens après le carton de The Dark Knight et qu’il se lance, avec la bénédiction de la fidèle Warner, dans son premier blockbuster original qu’il a écrit seul pendant une dizaine d’années. Pour tenir le haut de l’affiche de ce qui est le blockbuster estival de l’année 2010, Nolan engage, au milieu de sa famille d’acteurs (Michael Caine, Cillian Murphy, Tom Hardy, Ken Watanabe, Joseph Gordon-Levitt…), Leonardo DiCaprio qui joue le même rôle que dans Shutter Island sorti quelques mois plus tôt : un mari meurtri ayant un rapport compliqué avec la réalité. Le réalisateur dira qu’il n’avait pas tellement eu à diriger sa star puisque DiCaprio semblait construire sa propre oeuvre personnelle à travers ses films.

Inception est le meilleur film de Christopher Nolan parce qu’il est l’aboutissement de son cinéma personnel jusque là, ses films suivants s’ouvrant à de nouveaux territoires qu’il ne maîtrise pas toujours aussi bien (j’ai par exemple un léger souci avec l’émotion qu’il essaie de transmettre dans Interstellar, alors qu’ici le traumatisme de DiCaprio est parfaitement ingéré dans la mécanique d’ensemble). On est bien dans un récit 100% nolanien et donc 100% cinématographique. Le réalisateur a toujours dit que pour lui un bon film se devait toujours de raconter une histoire qui ne pourrait pas être racontée par un autre art que le cinéma, et ça me semble être le cas d’Inception. Ne serait-ce que par ses paradoxes temporels (plus on s’enfonce dans les rêves emboîtés, plus le temps passe lentement), chers au cinéaste justement parce qu’ils sont profondément cinématographiques : quel autre art peut nous permettre de voir défiler toute une vie en seulement quelques heures de projection continue ? Contrôler le temps et la chronologie a toujours été une obsession du réalisateur et une caractéristique du cinéma, et Nolan y est rarement aussi bien parvenu qu’avec la structure en poupées russes d’Inception. Et pour ceux dans le fond qui n’auraient toujours pas compris en quoi le film est éminemment cinématographique, Nolan fait de son équipe de personnages une allégorie d’une équipe de cinéma dont Cobb serait le réalisateur (DiCaprio entretenant même une certaine ressemblance avec son metteur en scène), Saito le producteur qui aligne le pognon, Arthur l’assistant-réalisateur qui organise en sous-main et accumule les recherches, Ariane la décoratrice qui construit les décors du rêve, Eames l’acteur qui change régulièrement d’identité, et Fischer le spectateur auquel on tente d’implanter une idée. Et Mal peut-être la critique qui vient foutre la merde dans le boulot de tout le monde ?

Christopher Nolan et son acteur de rêve, Leonardo DiCaprio.

Comme tous les films de Nolan, Inception est aussi très cartésien et rationnel. C’est aussi un film solipsiste s’il en est, puisqu’il se déroule littéralement dans la tête des personnages, et tout l’objectif de Cobb est de se réveiller, retrouver la réalité en évitant si possible de foutre le bordel dans le subconscient des autres en y ramenant le sien. On a même reproché au film d’être trop rationnel où il devrait être onirique, trop cartésien où il devrait être freudien, de vouloir appliquer un contrôle sur des rêves par définition incontrôlables, alors que c’est précisément le but de ce control freak de Nolan. On se souvient notamment du désaccord de Terry Gilliam qui demandait qui rêve de mecs en costard dans des halls d’immeubles anonymes. Ça devrait au moins permettre au film de mieux vieillir qu’un Dreamscape, et on peut aisément contourner cet argument en supputant qu’Inception se déroule dans un futur proche dans lequel le cambriolage du subconscient est devenu si courant qu’il force les rêveurs à rêver plus rationnellement. Surtout, de la même manière que Descartes dans ses Méditations métaphysiques s’affranchissait des connaissances acquises avec le temps pour se les réapproprier, à force d’empirisme et de déduction, avec son seul esprit, Nolan semble revenir aux sources même de son cinéma (avec un cambrioleur nommé Cobb comme dans son tout premier film The Following, véritable profession de foi de cinéaste) pour mieux le redéployer avec un fonctionnement qui n’appartiendrait qu’à lui. De fait, le jeu des influences se révèle difficile en ce qui concerne Inception. On lui a souvent opposé Paprika de Satoshi Kon, vraiment onirique lui, mais les similitudes narratives semblent réellement fortuites, ou en tous cas peu importantes tant chaque film est totalement empreint de la personnalité de son auteur. J’ai toujours trouvé la fameuse comparaison Kubrick/Nolan gratuite, uniquement justifiée par la fidélité de la Warner à leur égard et une prétendue rigueur intellectuelle préalable à la découverte de leurs films, aussi fausse pour l’un que pour l’autre. Je ne dis pas qu’Inception est ex-nihilo non plus, aucun film ne l’est, et puis il permet aussi à Nolan de signer le James Bond dont il a toujours rêvé, en particulier dans le troisième rêve et sa base secrète dans les montagnes. Mais le réalisateur s’efforce et parvient presque à se fixer sur sa seule perception du cinéma.

Apparemment, Eames (Tom Hardy) et Cobb (Leonardo DiCaprio) ont toujours rêvé de jouer dans un James Bond.

Du coup, Nolan a toujours renvoyé l’image d’un cinéaste exigeant (ça, c’est vrai, il est quasiment sacerdotal !), cérébral et intellectuel dont les films sont souvent difficiles d’accès, et Inception n’a pas fait exception. Alors qu’il est pourtant un film au contraire intuitif, interactif, voire ludique (rien que par la manière dont Ariane joue avec les rues de Paris) ; bref, un pur blockbuster dont la complexité n’empêche nullement tout un chacun de se l’approprier. Certes, les vingt premières minutes nous plongent directement dans le bain et, malgré les intuitions (l’aiguille de la montre qui ralentit, Arthur qui se réveille en prenant une balle dans la tête, la pièce qui s’inonde quand Cobb est plongé dans la baignoire), on a un peu de mal à comprendre ce qu’il se passe. Mais Nolan applique ensuite le modèle du film de casse, idéal pour être didactique sans perdre le rythme, et Inception passe dès lors son temps à nous expliquer les règles du jeu. Derrière le film de casse, on devine la façon dont Nolan, épris de mécanismes, a écrit le film en critiquant continuellement ses concepts pour apporter des réponses avant que les spectateurs se posent des questions. Par exemple, si on se réveille quand on meurt dans un rêve, comment faire pour l’éviter ? Grâce au sédatif. Mais si on meurt sous sédatif, que devient-on ? On tombe dans les limbes, etc. En réalité, voir Inception crée exactement la perception que Cobb décrit à Ariane à propos des rêves : on perçoit et on crée simultanément l’univers rêvé, et infiltrer les rêves permet de se placer à l’intersection des deux mouvements. Avec une transparence remarquable sur sa méthode, Nolan place le spectateur au même endroit, nous faisant entrer dans son film en même temps qu’il le fabrique, nous projetant dans son univers en nous permettant immédiatement de jouer avec.

Arthur (Joseph Gordon-Levitt) donne le tournis à ses poursuivants.

Inception est donc finalement un film assez limpide et si on a souvent dit qu’il nécessitait plusieurs visions, c’est surtout pour l’ouvrir à des interprétations et théories dont Nolan laisse des pistes ici et là. Des innombrables théories ayant peuplé le net depuis la sortie du film, certaines sont intéressantes, d’autres fumeuses ou caduques. Dans les intéressantes, je garderais celle qui veut que Mal est encore en vie, s’étant réveillée après son suicide, et qu’elle a envoyé l’équipe rechercher Cobb dans le rêve. Ce que Nolan laisse deviner du passé traumatique de Cobb et le caractère étrange de la poursuite à Mombasa (Cobb attire l’attention d’anonymes pouvant être des projections et manque de se retrouver coincé dans un couloir qui se resserre) rend cette histoire alternative plausible et passionnante. Quant au fameux plan final qui a fait couler tant d’encre (mais elle va s’arrêter de tourner cette putain de toupie ?!), questionnant jusqu’à l’ultime seconde la frontière entre rêve et réalité, il nous laisse sur une interrogation finale plutôt futile. En ce qui concerne le personnage de Cobb, à partir du moment où il peut enfin revoir le visage de ses enfants, il estime avoir trouvé là sa réalité et se détourne naturellement d’un élément extérieur pour en attester. Et puis avant de se focaliser sur la toupie, il faut d’abord prêter attention à ce qui a été expliqué plus tôt et qui rend l’objet inutile. En effet, il est bien dit que la toupie est le totem non pas de Cobb mais de Mal. Cobb ne peut donc s’en remettre à cet objet pour savoir s’il est dans un rêve ou non. Ce qui en revanche est bien montré pour les spectateurs munis d’un microscope, c’est que le totem de Cobb est son alliance et que, selon qu’il l’a ou non au doigt, on peut reconnaître le rêve et la réalité (ce qui contredirait la précédente théorie de Mal encore en vie, mais tant pis). Nolan nous avait pourtant prévenu dans Le Prestige de ne pas se laisser divertir et regarder au bon endroit… Bon, il est temps de se réveiller, d’achever ce looong article (que voulez-vous, le temps passe plus lentement quand on écrit sur les films…) qui aura, avec un peu de chance, relativisé le mystère d’Inception mais pas sa qualité.

BASTIEN MARIE

Autre film de Christopher Nolan sur le Super Marie Blog : Dunkerque (2017) ; Tenet (2020)


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