
Palindrome d’espionnage américain, britannique (2020) de Christopher Nolan, avec John David Washington, Robert Pattinson, Elizabeth Debicki, Kenneth Branagh, Dimple Kapadia, Aaron Taylor-Johnson, Himesh Patel, Clémence Poésy et Michael Caine – 2h30
Attention, cet article contient des spoilers ! Merci de votre compréhension.
Après avoir miraculeusement survécu à une opération ayant mal tourné à l’opéra de Kiev, un espion se retrouve aussitôt mis en service sur une mission lui faisant découvrir une inversion du temps rendue possible par une technologie aux mains d’un dangereux trafiquant d’armes russe…
Ça y est, Tenet est sorti, ouvrant la porte aux théories sur son concept, aux appréciations personnelles sur la filmographie de son réalisateur et aux diagnostics sur la santé du cinéma après le Covid. Saluons d’abord l’intégrité et le sacrifice de Christopher Nolan, suivi par la Warner, ayant finalement réussi à faire sortir son film dans les salles obscures, les autres studios scrutant ses chiffres pour savoir s’ils peuvent maintenir la sortie des leurs. Nous nous y sommes rués le plus vite possible (malheureusement pas dans la même salle que Tom Cruise, venu évaluer la concurrence de son prochain Mission : Impossible), pour ne pas laisser le brouhaha des internautes parasiter notre découverte du film. Et nous pouvons globalement résumer nos impressions par celle tweetée par Edgar Wright : « Ironiquement, le seul blockbuster de l’été est plus fascinant que tous ceux qui auraient dû sortir cette saison ! ». Cela dit, le film n’a pas manqué de diviser même les Super Marie ! L’un, qui l’a trouvé super-cool, exprime ci-dessous son avis en bleu tandis que l’autre, qui l’a trouvé pas si cool, exprime le sien en rouge.
Evidemment, on imagine déjà aux sorties de projections de Tenet des flots de spectateurs demandant : « T’as tout pigé, toi ? » Il y a d’ailleurs déjà une réplique, semblant s’adresser autant au protagoniste (campé par un John David Washington aussi charismatique que papa) qu’au spectateur, qui n’a échappé à personne : « N’essaie pas de comprendre, contente-toi de ressentir » On pense généralement qu’elle est due à une posture hautaine de Nolan sous-estimant son public, ou une excuse du réalisateur prévalant les possibles limites de son concept (dans un cas comme dans l’autre, le cinéaste et le spectateur n’ont apparemment pas le droit d’être au même niveau), mais nous préférons penser qu’elle est à prendre au premier degré, Nolan tentant, pas aussi bien que dans Inception mais presque, de fondre son high-concept cérébral dans des rouages de pur blockbuster reposant autant sur l’intuition que sur l’intellect. En résulte un Tenet ressemblant à peu d’autres films, inscrivant son concept dans un contexte de film d’espionnage fort adéquat, aux scènes d’action inégales mais toujours très intéressantes, nécessitant certes des visions ultérieures pour en saisir tous les tenants et aboutissants mais sans entamer l’exaltation de la vision originale. Sans entrer dans les détails, on peut déjà dire que Tenet contient assez de promesses et de potentialités pour emporter le morceau sur ses défauts, bien réels (Tenet mais pas sans bavure, donc). Et pour en finir avec les appréciations générales garanties sans spoilers, signalons que l’ensemble du casting est impeccable à l’exception prévisible d’un Kenneth Branagh parfois franchement gênant, qu’au score Ludwig Göransson marche dans les pas de Hans Zimmer avec un chouïa moins d’efficacité, que la direction artistique est un peu trop brute et le montage, qui n’a jamais été la grande spécialité de Nolan, un peu aux fraises.
Alors est-ce qu’on a tout pigé ? Bien sûr que non ! Tenet est, si ce n’est bavard, en tous cas plus théorique qu’Inception qui nous expliquait le mécanisme des rêves en même temps qu’on les expérimentait, alors qu’ici l’adaptation au temps inversé est plus ardue, vraiment accomplie lors du retour à Oslo dans la formidable structure palindromique du film. Mais comme avec le film de casse d’Inception, Tenet s’épanouit pleinement dans ses mécanismes de film d’espionnage, dont la confusion et l’anticipation sont parties prenantes, ainsi que les camps incertains (comme les écussons factices au début, réutilisés à la fin pour distinguer les équipes rouge et bleue). Le genre sert aussi au héros anonyme qui aurait bien quelques visages en commun avec celui aux mille-et-un visages de Campbell, puisque il aboutit à la fin du film à s’en reconnaître comme le protagoniste, après avoir été éveillé à la non-linéarité des événements avec l’aide de son mentor Neil, sorte de Kyle Reese remontant à sa perte, campé par un Robert Pattinson en pleine superbe reconquête hollywoodienne. Leurs adieux sur une citation de Casablanca est d’ailleurs une jolie scène, faisant naître et mourir simultanément leur belle bromance. Et, comme dans tout bon film d’espionnage, l’enjeu est d’empêcher en marge du monde, en deux temps, la catastrophe imminente, à l’exception près que celle-ci recule à toute vitesse sur les personnages dans un étau temporel qui pourrait à la rigueur justifier le montage très précipité de Tenet. Les scènes d’action, dont l’explosion réelle du 747 n’est en fait que la partie émergée de l’iceberg, sont inégales. La poursuite sur l’autoroute aurait mérité un meilleur découpage pour impressionner davantage, surtout lors de la reprise où on a du mal à vraiment concevoir les difficultés du protagoniste pour conduire dans le monde inversé. On aurait aimé que la bataille finale, fracassant les deux temporalités l’une contre l’autre, s’amuse un peu plus efficacement avec ce paradoxe. En revanche, la baston à Oslo entre les deux Washington, surtout le match retour, est absolument bluffante, nous faisant nous demander comment ils ont fait ça, quand bien même « le prestige » se révélerait être un jeu d’enfant ! Au risque de flouer des spectateurs fixés sur l’idée qu’il faut « piger » quelque chose et qui ne manqueront pas de le faire passer une nouvelle fois pour un escroc, Christopher Nolan a donc mis les bouchées doubles pour accoucher de son nouveau travail temporel qui, quoiqu’on pense de Tenet et de la filmo de son auteur dont on ne peut que constater la cohérence, force tout de même le respect pour les perspectives qu’il ouvre.

Remontons désormais le fil de ce paplar pour montrer Tenet sous un autre jour plus en accord avec sa colorimétrie. Alors oui, Christopher Nolan est bien un auteur et, si le dernier né du proclamé nouveau Kubrick est sensé forcer le respect (il faut bien dire qu’il nous est vendu comme le messie fait film), force est de constater que Tenet est particulièrement révélateur des limites de son réalisateur. Car, si on sait gré à Nolan de ne pas prendre ses spectateurs pour des cons, on pourra en revanche se demander si le fait de complexifier ainsi une telle intrigue n’a pas pour effet de lui mettre le nez dans sa connerie, à la manière d’un philosophe de télé qui se vautrerait dans les mots compliqués pour s’assurer qu’il soit bien pris pour le génie qu’il est ! Difficile de ne pas rester fixé sur l’idée qu’il faut « piger » quelque chose quand Nolan semble agiter sous nos yeux les pièces de son puzzle bordélique qui peine malgré tout à surprendre. « N’essaie pas de comprendre, contente-toi de ressentir ». Encore faudrait-il que le film nous fasse vraiment ressentir quelque chose mais c’est bien là une des limites du cinéma de Nolan. Le réalisateur semble en avoir lui-même conscience, en témoigne son Interstellar, projet repris du magicien de l’émotion cinématographique Spielberg, épaulé par un Matthew McConaughey en plein come-back à vif. Cette fois, il opte pour un casting de mannequins à la classe indiscutable mais suscitant autant l’empathie que Keira Knightley à la fashion week.
Il faut bien reconnaître que Kenneth Branagh, s’il peut se montrer gênant dans ses excès (faut dire qu’on ne porte pas franchement l’acteur dans notre cœur), semble bien le seul à se débattre pour conférer de l’émotion à son personnage de méchant. John David Washington, protagoniste sans nom et sans passé, use de son charisme naturel pour nous faire adhérer à ce personnage de James Bond black damant le pion à Barbara Broccoli. Il s’avérera finalement que, s’il n’a pas de passé, il aura en revanche un lourd avenir et, si cela participe à une élaboration de personnage originale, niveau identification, c’est évidemment un peu problématique. On pourra éventuellement passer aux considérations métas, John David Washington, acteur de l’avenir hollywoodien revisitant la filmographie de son père (déjà confronté aux paradoxes temporels dans le Déjà vu d’un Tony Scott assurément moins intello mais autrement plus efficace dans l’action), pour lui donner un peu plus d’épaisseur. A ses côtés, les personnages incarnés (ou pas) par Robert Pattinson (délaissant on espère pour un temps le cinéma indépendant où il nous avait tant conquis) et Elizabeth Debicki montrent bien deux aspects du cinéma de Nolan : d’un côté, le fascinant Neil volontiers roublard, théoricien (mais pas trop) et franc tireur, traverse ce casse tête avec nonchalance et élégance, de l’autre, la michetonneuse Kat, sensée être le cœur du film mais qui finalement peine à s’émanciper de son statut de demoiselle en détresse. Tenet s’en retrouve bridé par un paradoxe autrement plus fatal que celui du temps : faire coexister un film conceptuel aux limites de l’abstraction et une oeuvre sensitive où l’émotion l’emporterait sur l’intellect.

Si, avec Tenet, Nolan se frotte au genre du blockbuster d’espionnage pour mettre en forme son séduisant concept temporel, ses scènes d’action souffrent de la comparaison avec celles de la saga James Bond mais surtout des Mission : Impossible, nouveau ténor du genre porté par ce zinzin de Tom Cruise qui, au terme d’une projection médiatisée, a bien dû constater qu’il n’avait rien à craindre de cette terne concurrence pourtant budgétée à 250 millions de dollars. Passés quelques impressionnants mais furtifs imbroglios temporels, il faut bien avouer que le style Michael Mann du pauvre de Nolan s’avère un peu radin sur l’adrénaline, et l’explosion réelle du 747 n’y fera pas grand chose, pas plus que les boums boums abrutissants de Ludwig Göransson qui, on aurait pas penser dire ça un jour, nous font regretter Hans Zimmer. Point culminant de l’action lénifiante, l’affrontement final assez illisible se pose là et, excepté l’explosion d’une tour en deux (contre)temps, prend les allures d’une inoffensive partie de paintball sans peinture. « N’essaie pas de comprendre, contente-toi de ressentir » qu’il disait, on lui répondra que, dans ses climax, on ne cherche même plus à comprendre mais qu’on aimerait ressentir autre chose qu’un ennui poli.
Aussi, on regrette que le genre de l’espionnage ne permette pas à Nolan de soulever davantage de questionnement politiques. « Nous vivons dans un monde clair-obscur, et il n’y a pas d’amis au crépuscule ». Si le crépuscule révélera finalement bien un ami dans sa citation finale à Casablanca, ce « monde clair-obscur », au-delà du brouillard idéologique propre au genre, nous apparaît ici surtout comme un voile de fumée qui permet à Nolan de ne pas se coltiner frontalement le sujet pourtant passionnant soulevé par les deux camps de cette guerre temporelle : le futur contre le présent (ou, en changeant de point de vue, le présent contre le passé). Ce conflit résonnant de façons multiples face à notre actualité, que ce soit le militantisme écologique d’une jeune génération menée par Greta Thunberg (en opposition à une société qui hypothèque l’avenir de sa descendance) ou bien celui de la « cancel culture », en guerre contre un passé qu’elle voudrait faire disparaître pour mieux garantir les droits civiques d’un présent qui n’en finit pas d’être rongé par le racisme, l’homophobie ou le machisme. Au-delà du rubik’s cube de Santor qui semble faire l’objet de toute son attention, on aurait aimé que Christopher Nolan explore davantage ce lien qui unie autant qu’il oppose deux époques, lui qui s’était déjà montré suffisamment énigmatique à propos de ces fameux « être du bulk » d’Interstellar (souvent assimilés à des humains du futur autrement plus bienveillants que ceux de Tenet). Néanmoins, c’est aussi là une façon d’accorder à Tenet un fond qui semble à priori cruellement lui faire défaut et on espère que ces questionnements seront étayés lors des revisionnages à venir qui semblent de toutes manières imposées par le film…
« Ironiquement, le seul blockbuster de l’été est plus fascinant que tous ceux qui auraient dû sortir cette saison ! » et si Tenet semble bien tenir ses promesses en affichant de très beaux chiffres pour sa première semaine d’exploitation, pas sûr que les réactions contrastées qu’il a déjà pu susciter en fasse le meilleur baromètre pour l’avenir du cinéma mais on continuera malgré tout de saluer l’intégrité de Christopher Nolan. Après, reste à voir comment son fascinant casse-tête resistera à l’épreuve du temps…
ERRATUM : Bah en fait non… C’est un fiasco qui aura conduit au divorce Nolan/Warner…
LES MARIE BLOGGEURS
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