
Жена Чайковского Jena Tchaïkovskogo Drame russe (2022) de Kirill Serebrennikov, avec Aliona Mikhaïlova, Odin Biron, Filipp Avdeev, Vladimir Mishukov – 2h23
Dès leur première rencontre, Antonina Milioukova, élève au conservatoire, tombe amoureuse d’Igor Tchaïkovski qui commence à se faire un nom à Moscou. Elle lui écrit alors une lettre pour lui révéler ses sentiments mais le compositeur la rejette avant de finalement se décider à l’épouser. L’amour irraisonné d’Antonina n’y fera rien face à la froideur d’un Tchaïkovski qui l’avait pourtant mise en garde et qui, bientôt, chasse de chez lui cette femme dont la présence même lui devient juste insupportable…
Un an après une Fièvre de Petrov étourdissante mais malheureusement passée quelque peu inaperçue, Kirill Serebrennikov faisait son retour au dernier festival de Cannes, désormais résident en Allemagne et pouvant donc cette fois-ci venir présenter ce nouveau film en personne. Si le contexte bien particulier et la position d’artiste persécuté par le régime de Poutine a offert cette fois-ci une visibilité certaine au cinéaste, La femme de Tchaïkovski n’a pas retenu l’attention du Jury et semble plus généralement ne pas avoir suscité l’intérêt qu’il méritait pourtant… Voilà donc le film débarquant enfin sur les écrans français.
Passionné par le compositeur, le réalisateur de Leto choisit ici un point de vue inattendu pour traiter de Tchaïkovski, celui de sa femme donc. Dressant un portrait incandescent d’Antonina Milioukova, interprétée par l’impressionnante Aliona Mikhaïlova, Serebrennikov raconte sa passion à sens unique, une passion obstinée qui apparaît vite irrationnelle et lui fait peu à peu perdre pied. Si le cinéaste montre bien le patriarcat implacable de la société russe, il refuse de faire de son héroïne une victime et, en la confrontant à ses choix, la rend même actrice d’une hypocrisie nationale qui, à force de non-dit, devient l’un des sujets centraux d’un film résolument moderne : la négation de l’homosexualité. Et, évidemment, ça ne surprendra personne que le film soit censuré dans la Russie de Poutine, plus homophobe encore que celle du XIXème siècle…

En se plongeant ainsi dans cette époque, Serebrennikov se fait peut-être plus classique que sur ses précédents films mais, dès son introduction, se révèle néanmoins riche en surprise, montrant la maestria du cinéaste pour des plans séquences hallucinant, jouant notamment sur les changements d’ambiances voire carrément des ellipses temporelles. Le compatriote d’Alexandr Sokourov redonne ainsi ses lettres de noblesse à une figure de style aujourd’hui trop souvent réduite à des money shots pour metteurs en scène en mal d’inspiration. Si le style de Serebrennikov, collaborant de nouveau avec Vladislav Opulyants pour une photographie époustouflante, se révèle plus austère que jamais, il n’en rend pas moins sensible, à travers ses ambiances lugubres et ses teintes blafardes, le bouillonnement de ses personnages et, tandis que le personnage d’Antonina, malgré son obstination, apparaît souvent insaisissable, celui de Tchaïkovski se dessine en creux, sa froideur cachant un mal-être qui continuera d’échapper à sa femme…
Ceux qui souhaitaient un classique biopic musical sur la création du Lac des cygnes ou de Casse-noisette resteront sur leur faim, certains, qui ne seraient pas remis de La Symphonie pathétique de Ken Russell qui revenait déjà fiévreusement sur la vie du compositeur, seront peut-être même carrément horrifiés face à cette œuvre morbide où viennent s’inviter les mouches et qui explore la nymphomanie de son héroïne. Nous, on y verrait surtout un nouveau tour de force, à la fois romanesque et surréaliste, d’un auteur définitivement à suivre, en attendant de le voir de nouveau se confronter à l’Histoire de son pays avec le biopic Limonov d’après Emmanuel Carrère, mais aussi, pour rester chez les auteurs français, une adaptation de La Disparition de Josef Mengele d’Olivier Guez, où il reviendra donc sur la fuite en Amérique latine de l’Ange de la mort…
CLÉMENT MARIE