
The Pawnbroker Drame américain (1964) de Sidney Lumet, avec Rod Steiger, Geraldine Fitzgerald, Jaime Sanchez, Brock Peters et Marketa Kimbrell – 1h56
Juif allemand ayant perdu sa famille à Auschwitz, Sol Nazerman a émigré à New York où il est devenu prêteur sur gages à Harlem. Alors que sa boutique attise la convoitise de gangsters du coin, Sol est assailli de réminiscences des camps…
J’ignorais l’existence du Prêteur sur gages dans la filmographie de Sidney Lumet avant de le voir régulièrement cité par le réalisateur lui-même dans son indispensable ouvrage Faire un film. Il semblait particulièrement fier du film, non seulement pour sa grande qualité qui en fait un joyau d’une filmographie qui en compte déjà beaucoup, mais aussi parce qu’il est le premier film américain à traiter de la Shoah vingt ans après les tragiques événements. Forcément, la genèse du Prêteur sur gages en sera mouvementée.
Déjà, le roman d’Edward Lewis Wallant à l’origine du projet tourne entre beaucoup de mains à Hollywood. Nombreux sont les réalisateurs envisagés qui renoncent face à la noirceur du sujet, quand ils ne sont pas personnellement concernés (c’est le cas notamment de Karel Reisz qui avait perdu ses parents dans les camps). Les studios font preuve de la même appréhension ; si le projet finit par se fixer chez United Artists, la firme demande toutefois que toute évocation directe aux camps soit évacuée puis, face à l’impossibilité de cette requête, renonce finalement à financer directement le film qu’elle se contentera de distribuer. Le Prêteur sur gages sera donc une production indépendante et elle se trouve d’abord un acteur, Rod Steiger, qui réduit son salaire habituel pour pouvoir le faire, puis un réalisateur avec Sidney Lumet. Quand ce dernier se rend à son premier rendez-vous avec Steiger, il se prépare d’ailleurs à renvoyer l’acteur qu’il considère trop expansif pour le rôle. Mais quand Steiger lui ouvre la porte, l’acteur lui annonce de but en blanc qu’il devine cette réticence, qu’il compte bien jouer le personnage avec le minimalisme qui s’impose, et Lumet est immédiatement rassuré de voir que la star et lui sont bel et bien sur la même longueur d’ondes.
Après ce développement difficile, Le Prêteur sur gages connaîtra une production plus simple, Lumet tournant le film en toute liberté à New York pour un budget de 900 000 dollars. Une petite enveloppe qui explique peut-être le choix du noir et blanc, plus économique, à moins qu’il s’agisse d’un choix artistique du réalisateur qui se dit sous l’influence de la Nouvelle Vague et plus particulièrement de deux films d’Alain Resnais, Nuit et Brouillard (1956) et Hiroshima mon amour (1959). A l’approche de la post-production, Lumet fait une autre rencontre déterminante, qu’il décrit dans son livre comme un coup de foudre : à la recherche d’un son jazz pour caractériser le quartier de Harlem, il engage Quincy Jones, alors novice dans la bande-originale de film et qui enchantera le réalisateur dans ses propositions judicieuses et novatrices, et ils collaboreront trois autres fois ensemble. Mais le plus difficile reste à venir avec la sortie du film. Malgré une présentation au festival de Berlin de 1964 qui vaut à Rod Steiger d’être récompensé de l’Ours d’argent du meilleur acteur, Le Prêteur sur gages mettra plusieurs années à arriver dans les salles de cinéma (en France, il ne sort qu’en janvier 1968). Aux Etats-Unis, ce délai s’explique par le passage par la censure. On pourrait penser que c’est le sujet difficile du film qui a du mal à passer, mais non, la raison est toute autre et plus triviale : il s’agit de la poitrine nue de l’actrice Thelma Oliver, jouant la petite amie de l’apprenti du prêteur sur gages (la pauvre ne tourna d’ailleurs plus d’autres films après celui-là). La MPAA, régulant les autorisations de sortie des films, est alors encore sous le fameux code Hays dont la nudité est l’ennemi suprême, et l’acharnement de la production finit par avoir raison du code : Le Prêteur sur gages parvient à sortir aux Etats-Unis en avril 1965 et son conflit avec la MPAA est le premier d’une série qui amènera le comité de censure à abandonner le code au profit des classifications l’année suivante. Cette sortie différée explique peut-être la relative confidentialité du Prêteur sur gages à l’époque, surtout que Rod Steiger ne remporte pas l’Oscar auquel il est nommé, devant s’incliner à son grand désarroi face à Lee Marvin dans Cat Ballou !

Aujourd’hui, Le Prêteur sur gages a retrouvé sa juste place dans le cinéma américain et on peut se joindre à l’enthousiasme de Sidney Lumet sur ce film noir et humaniste. La grande force du film n’est pas de traiter uniquement de la Shoah mais aussi de la manière dont elle est perçue à l’époque : un traumatisme tu, enfoui, qui influe secrètement sur la société et dont le souvenir va rejaillir avec force dans l’esprit du protagoniste qui tente en vain de s’en protéger. Le film commence sur une scène bucolique de bonheur familial qui, à cause de l’usage persistant du ralenti et de la musique progressivement dissonante, passe de l’idylle au trouble sans qu’on ne sache encore pourquoi (le film donnera la réponse plus tard). Puis nous nous retrouvons dans le jardin clôturé d’un quartier résidentiel de Long Island dans lequel Sol Nazerman (dont le seul prénom semble déjà annoncer la profonde solitude) est inerte sur sa chaise longue tandis qu’autour de lui s’agitent sa belle-sœur et ses neveux. Sa belle-sœur lui propose de faire un voyage en Europe, histoire que les neveux sentent le parfum du Vieux Continent, ce à quoi Sol répond d’un lapidaire : « Tel que je m’en souviens, c’était plutôt une puanteur. » Le générique commence sur les images de Sol se rendant à sa boutique au cœur de Harlem filmé dans un noir et blanc et une caméra à l’épaule quasi-documentaires : l’influence de la Nouvelle Vague se ressent là fortement. Dans sa boutique, Sol se fraie un chemin dans les coursives, à travers les portes verrouillées, derrière les nombreuses grilles, autant de barrières protégeant la marchandise et le prêteur sur gages, confiné dans sa prison mentale. Son passé est encore dans le non-dit, mais ses rapports distanciés avec sa clientèle ou son apprenti diffusent déjà un malaise certain, envahissant une première partie en huis-clos dans lequel le réalisateur de 12 hommes en colère n’a pas son pareil.
D’une certaine manière, Sidney Lumet traite la Shoah comme l’inconscient du film, à la fois omniprésente et peu visible, dont les images surgissent brièvement à la surface, de la même manière dont la société ressent les effets d’un traumatisme qu’elle n’ose pas encore se raconter. C’est le sujet principal du Prêteur sur gages et pourtant il est souvent traité par la suggestion ou subordonné au film noir, utilisé comme un cheval de Troie pour permettre au public de mieux appréhender ce sujet plus sombre et complexe. Et puis il y a la manière dont le souvenir refoulé des camps ressurgit dans l’esprit du protagoniste, idéalement exprimé par Lumet via son montage et le recours alors avant-gardiste aux images subliminales. Sol voit, dans son quotidien, un événement qui lui rappelle un souvenir précis des camps ; ce souvenir surgit à l’écran dans une image à peine perceptible, d’à peine trois ou quatre photogrammes, puis Lumet fait durer à chaque fois quelques photogrammes de plus cette image du passé à mesure qu’elle envahit l’esprit de Sol. Le paroxysme de ce parti-pris est atteint avec la séquence du métro. Sol entre dans la rame de métro que balaie un panoramique circulaire et des images du passé – des juifs entassés dans le convoi pour les camps – s’insèrent, d’abord brutalement puis de plus en plus durablement, dans la continuité du mouvement de caméra et de la bande-son du métro new-yorkais, pour montrer non seulement le souvenir même mais aussi la manière dont il se superpose au temps présent et dont il a été invoqué par des sons concrets, banals. Tentant de fuir cette réminiscence, Sol ouvre une porte du wagon du métro dans le champ, et le contre-champ nous montre un wagon du convoi pour Auschwitz : Sol n’a plus d’échappatoire et est totalement assailli par son traumatisme. Lumet vient de nous asséner une vraie leçon de mise en scène et, pour être tout à fait honnête, le reste du Prêteur sur gages n’égalera pas cette séquence mémorable. Pour nous mener à son inéluctable dénouement, le réalisateur s’en remet à Rod Steiger, époustouflant dans son rôle de rescapé, de son monologue expliquant l’émergence de l’antisémitisme au fil des siècles à son hurlement muet symbolisant la douleur silencieuse de survivants qu’on entendait alors peu. Un silence qu’a aussi dû endurer Le Prêteur sur gages, pourtant à la hauteur des autres chefs-d’œuvre de Lumet dans l’ombre desquels il était resté un peu trop longtemps…
BASTIEN MARIE
Autre film de Sidney Lumet sur le Super Marie Blog : Network – Main basse sur la TV (1976)