
Fable animalière polonaise, italienne (2022) de Jerzy Skolimowski – 1h26
Libéré par des activistes du cirque qui l’exploitait, l’âne EO descend vers l’Italie et rencontre, au cours de son périple, des hommes bons et des hommes mauvais…
Dans un entretien aux Cahiers du cinéma, Jerzy Skolimowski avait avoué que le seul film à l’avoir fait pleurer était Au hasard Balthazar (1966) de Robert Bresson : « Ainsi, je dois à Bresson d’avoir acquis la conviction que de faire d’un animal un personnage de film est non seulement possible, mais aussi une grande source d’émotions. » Est-ce en souvenir de ce film que le cinéaste fait aujourd’hui d’un âne le héros de son nouveau film EO (qu’on peut traduire par hi-han) ? Peut-être pas uniquement car Skolimowski assure que l’idée vient originellement de sa coscénariste Ewa Piaskowska, qui lui est fidèle depuis Essential Killing ; après quoi l’écriture a consisté en un brainstorming entre eux deux. Skolimowski s’est ensuite retrouvé à faire un casting d’ânes entre la Pologne et l’Italie, et en a retenu six – Tako, Hola, Marietta, Ettore, Rocco et Mela – auxquels il a rendu un hommage drolatique en allant récupérer son prix du jury au festival de Cannes. S’il est couramment admis qu’il est très difficile de tourner avec des animaux, Skolimowski confirme en plus que les ânes sont aussi têtus que ce qu’en dit la croyance populaire : « Parfois, quelque chose de tout à fait anodin – un câble laissé sur le sol – pouvait devenir soudain un obstacle insurmontable pour les ânes. Tandis que ce qu’on imaginait pouvoir être effrayant – une chute d’eau jaillissant d’un énorme barrage – s’avérait ne poser aucun problème. Parfois, il nous était plus facile de réorganiser la mise en scène plutôt qu’essayer de convaincre l’âne de faire quelque chose qu’il ne voulait pas faire. Le seul moyen de le persuader de faire quoi que ce soit était la tendresse : des mots susurrés à son oreille et quelques caresses amicales. Elever la voix, montrer son impatience ou sa nervosité aurait été le plus court chemin vers le désastre. »
En miroir au film mélancolique et humaniste de Bresson, relevant de la pureté cinématographique prônée par le réalisateur, Jerzy Skolimowski offre un reflet ironique et misanthrope, se permettant toutes les expérimentations, qui nous hypnotise en un peu moins d’1h30. Il s’agit ici de juger l’humanité à l’aune de son traitement de l’animal et EO, même si une mère bien humaine, sa dresseuse, semble lui donner vie au début du film s’ouvrant sur un numéro de cirque, ne sera évidemment jamais anthropomorphé comme dans un Disney ni doué de parole comme Babe. Non, il reste tout du long cette créature stoïque et innocente, incarnant l’ironie du film par l’impassibilité avec laquelle il observe les situations. Celles-ci se déroulent dans un récit picaresque que le spectateur traverse comme une rêverie et dont la nature segmentée, épisodique permet à EO d’embrasser sa forme très libre… voire de reléguer parfois son héros à quatre pattes au rang de prétexte.

Au départ, on craint que la mise en scène de Jerzy Skolimowski soit assujettie au travail difficile avec les ânes, mais c’était oublier l’audace visuelle encore intacte du cinéaste de 84 ans. Déjà, il filme son animal avec infiniment plus de tendresse que les humains qu’il croise, ce qui fait beaucoup dans la vive émotion ressentie devant ce film fait « par des amis des bêtes » (sic), tandis qu’au son, il amplifie le bruit du poil qu’on caresse ou de la chaude respiration des naseaux, rendant aussi le film étonnamment sensitif. Le récit étant aussi aventureux que l’âne, Skolimowski peut passer d’épisodes burlesques et/ou cruels (mention spéciale à la visite dans le monde impitoyable du foot amateur) à des parenthèses oniriques et expérimentales vertigineuses, baignées d’une couleur rouge vif dont on se demande si elle symbolise l’intériorité de l’âne, exprime une éco-anxiété ou les deux. En tous cas, plus le film avance et plus on se passerait volontiers de présences humaines à l’écran (la preuve avec le dernier épisode dispensable mettant en scène une guest star dont je ne vous divulguerai pas l’identité, j’ai trop envie que vous voyiez le film), jusqu’à un final cinglant laissant peu de doutes sur la misanthropie de Skolimowski.
EO est donc un très beau film qu’on vous recommande chaudement, et nous serions bien tenté de mettre le bonnet d’âne à Vincent Lindon et son jury pour ne pas l’avoir palmé à Cannes. Cela dit, je dois sans doute préciser que je ne suis pas l’auteur le plus objectif qui soit pour cet article : enfant, j’ai été traumatisé par la chanson du petit âne gris que me chantait ma maman, et je raffolais de salami avant d’apprendre avec horreur dans le présent film que c’était de la viande d’âne ! Dans ces circonstances, la vision d’EO s’apparente à une pénitence ; il ne m’en fallait pas tant pour aller le revoir…
BASTIEN MARIE
Autres films de Jerzy Skolimowski sur le Super Marie Blog : La Barrière (1966) ; 11 Minutes (2015)