Memories

Memorîzu Films d’animation japonais (1995) de Kôji Morimoto, Tensai Okamura et Katsuhiro Otomo – 1h53

Un équipage d’éboueurs de l’espace répond à un SOS émis depuis un vaisseau hanté… L’employé d’une compagnie pharmaceutique ingère un médicament expérimental qui le transforme en arme bactériologique ambulante… Une famille se rend à sa journée de travail dans une ville remplie d’immenses canons, en guerre contre un ennemi inconnu…

Après sa triomphale ressortie d’Akira en 4K au 70 000 entrées, le distributeur Eurozoom continue de mettre Katsuhiro Otomo à l’honneur avec la sortie en salles de Memories. Ce film à sketchs de 1995 n’avait jamais eu droit au grand écran chez nous et avait dû se contenter d’une sortie en DVD en 2004, dans la foulée de la sortie de Steamboy. L’occasion était donc trop belle de découvrir Memories au cinéma, juste place de ce film sublime. Il est divisé en trois parties, deux – Magnetic Rose et Stink Bomb – d’environ quarante minutes, et une dernière – Cannon Fodder – de vingt. S’il est à l’origine des trois histoires, Katsuhiro Otomo n’a réalisé que la troisième. La première est écrite par Satoshi Kon peu avant la réalisation de Perfect Blue, et réalisée par Kôji Morimoto, fondateur de l’important studio 4°C ; la deuxième, inspirée d’une histoire vraie, est réalisée par Tensai Okamura. Et pour une fois, on ne dira pas que comme c’est un film à sketchs, il est forcément inégal, puisque les trois courts-métrages sont tous de très haute volée.

Un éboueur de l’espace visite le musée d’un vaisseau hanté ; ça change de la ferraille qu’il anéantit quotidiennement.

Commençons donc par Magnetic Rose qui, se présentant sous la forte influence d’Alien, finit par tenir tête à son modèle en même temps qu’il s’en distingue en quarante petites minutes envoûtantes. Comme dans le film de Ridley Scott, nos héros d’infortune sont de vrais prolos de l’espace, des éboueurs débarrassant l’infinité interstellaire de carcasses de satellites, qui rechignent à devoir répondre, comme l’exige le règlement, à un SOS émis d’une épave. Concrètement, Magnetic Rose cite Alien en samplant le son des ordinateurs du Nostromo ou en nommant un personnage Carlo Rambaldi, du nom du créateur du costume du xénomorphe. Plus globalement, le court met en pratique la formule par laquelle on décrit parfois le premier Alien : un film de maison hantée dans l’espace. C’est ici littéralement le cas puisque nos héros pénètrent dans l’épave d’un vaisseau hanté par la mémoire d’une cantatrice qui, telle les sirènes de L’Odyssée, va tenter ces voyageurs en donnant vie à leurs fantasmes ou en soulageant leurs traumas. Un ensorcellement qui nous gagne aussi grâce à l’écriture déjà identifiée de Satoshi Kon – la cantatrice préfigure l’actrice de Millennium Actress et il est déjà question de douter de la réalité avec les personnages se heurtant aux hologrammes – et à l’animation ahurissante de Kôji Morimoto, parvenant à harmoniser des balbutiements d’animation 3D au style remarquable de l’ensemble. Magnetic Rose n’attendait vraiment plus que l’écrin du grand écran pour marquer nos esprits de ses décors fastueux et de sa poésie angoissante.

Quand un modeste employé devient un fléau menaçant le Japon entier ; en même temps, personne ne largue de caisses comme celle-là !

L’odyssée spatiale de Morimoto a eu tendance à éclipser les deux films qui lui font suite. Plus encore le Stink Bomb de Tensai Okamura, pris en sandwich entre deux films plus ambitieux que lui, mais dont il ne faudrait pas non plus minimiser l’impact bien réel. Son réalisateur n’a certes pas la réputation de ses deux collègues et le ton comique de ce deuxième segment aurait tendance à réduire sa portée, mais il ne baisse certainement pas le régime de Memories tant au niveau visuel avec ses amples tableaux de guerre moderne, que musical avec son jazz halluciné relevant la folie de l’ensemble. Encore une fois, n’ayons pas peur des influences avec ce segment rappelant un Docteur Folamour ou, pour rester chez Otomo, ressemblant à une parodie d’Akira : même récit d’un cataclysme en marche, même protagoniste dépassé par la situation qu’il provoque, même « solution » militaire autodestructrice, même défiance envers l’interventionnisme américain. Inspirée de l’histoire vraie de Gloria Ramirez, californienne infectée d’un mal étrange qui avait mis en péril la vie des personnes qui avaient tenté de la soigner, Stink Bomb met donc en scène ce modeste employé, ressemblant vaguement à Alfred E. Neuman, mascotte du magasine Mad, qui se transforme en boule puante menaçant d’intoxiquer le Japon entier. Avec à la clé une satire féroce de la société procédurale nippone, les autorités tentant d’anéantir ce quidam qui, en bon employé, outrepasse tous les barrages militaires pour accomplir la modeste tâche qu’on lui a assigné.

Avec l’immense canon de son épisode, Katsuhiro Otomo montre qui a la plus grosse…

Enfin, après nous avoir laissé rigoler un bon coup, le maestro Otomo ferme la marche avec Cannon Fodder, ultime volet plus court mais tout aussi intéressant et beaucoup plus expérimental que ses deux prédécesseurs. Dans le récit de la journée typique d’une famille vivant dans une ville-canon steampunk, on est immédiatement frappé par l’esthétique plus européenne, nous faisant penser à Paul Grimault (un gradé rondouillard n’aurait pas dépareillé à la cour du roi Charles V-et-III-font-VIII-et-VIII-font-XVI-de-Takicardie), à Sylvain Chomet (dont Otomo débauchera le décorateur Nicolas de Crécy pour Steamboy) ou à Tardi (la mine charbonneuse de ces habitants d’un début de XXème siècle alternatif donne envie de revoir Avril et le monde truqué). Surtout, Otomo prend le parti de raconter son segment en plan-séquence, quand bien même l’action se passe en des lieux différents ; il les raccorde entre eux par le mouvement de caméra, masquant les « coupes » par des pans de murs et écran de fumée. Outre la propension du cinéaste à ne jamais se faciliter la tâche, le choix du plan-séquence se justifie par le fait qu’il induit un point de vue mécanique, non-humain sur les événements, suggérant déjà par la mise en scène la nature autoritaire de la société dont on explore ici les rouages. Un régime totalitaire qui s’exprime autrement par la propagande omniprésente à l’écran, qui dévitalise les parents mais ébahit le jeune garçon (son feuilleton préféré parle d’une famille de canonniers tendant un absurde miroir à la sienne), et qui repose sur l’absence totale et suspecte de l’ennemi contre lequel on se bat pourtant continuellement. Heureusement que Cannon Fodder est moins long car il est étouffant. Et il clôt à merveille ce Memories décidément indispensable.

BASTIEN MARIE

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