
Thriller américain, britannique, chinois, suédois (2021) de Paul Schrader, avec Oscar Isaac, Tiffany Haddish, Tye Sheridan et Willem Dafoe – 1h51
Ancien militaire traumatisé par les tortures et interrogatoires qu’il a menés et pour lesquels il a été condamné à huit ans de prison, William Tell est devenu compteur de cartes, sillonnant les Etats-Unis pour remporter de modestes gains dans les casinos. Au cours de ses errances, il rencontre La Linda, une agent qui lui propose de devenir un joueur sponsorisé, et Cirk Beaufort, un jeune homme qui veut venger le suicide de son père, qui a servi auprès de Tell, en assassinant leur ancien supérieur impunis, le major John Gordo…
La dernière fois que nous avions croisé Paul Schrader, il venait de nous mettre une grosse claque avec First Reformed qu’il considérait le meilleur film de la décennie passée. En 2021, il revient avec The Card Counter qu’il a, sans surprise, placé au sommet de son top des films de l’année écoulée ! Même si nous n’en faisons pas de même – puisque nous n’avons pas fait de top – nous nous félicitons de voir The Card Counter sortir dans nos salles obscures après être passé par les festivals de Venise et Deauville. Une sortie aidée par le nom de Martin Scorsese qui vient s’apposer à celui de Schrader plus de vingt ans après leur dernière collaboration A tombeaux ouverts, et qui compte ici parmi la trentaine de producteurs exécutifs éparpillés dans huit sociétés et quatre pays différents : oui, on reste dans de la production archi-indépendante ! Ce qui n’empêche pas Schrader de réunir un très beau casting. Outre le fidèle Willem Dafoe qu’il retrouve pour la septième fois (sans compter La Dernière Tentation du Christ qu’il avait écrit pour Scorsese), il engage ici Oscar Isaac, venu souffler après s’être bouffé la dune, et Tiffany Haddish, une humoriste dont la présence ne surprendra que ceux qui ont oublié celle de Richard Pryor dans Blue Collar. Quant au rôle du jeune Cirk avec un C, à défaut d’un Shia LaBeouf occupé ailleurs, il engage Tye Sheridan sur la recommandation du copain Nicolas Cage qui avait joué avec lui dans Joe. Tourné rapidement entre deux confinements, The Card Counter fut même momentanément interrompu par le Covid, au grand désarroi de l’irascible Schrader qui n’hésita pas à débiner ses producteurs ! Ceux-ci lui rendirent la pareille quand, à la sortie du film, ils interdirent le réalisateur de réseaux sociaux, craignant que ses fameuses sorties provocatrices ne viennent troubler la promo (tant pis, c’est Cry Macho qui en fit les frais).
Si First Reformed venait réaffirmer le style de Paul Schrader, plus radical que jamais, après plusieurs années de conflits avec les studios et d’indifférence critique, The Card Counter confirme ce retour en grâce et érige presque le geste de l’auteur en un genre à part entière. Aussi torturé que son prédécesseur, ce film remet la figure du vétéran sur le tapis – vert, forcément, dans le générique d’ouverture digne d’un film noir à l’ancienne. Schrader dit avoir eu envie de faire un film autour d’un personnage coupable d’un crime qui, bien qu’il ait payé sa dette à la société, ne se sent pas lui-même repenti et erre dans un purgatoire, attendant de savoir quelle forme prendra son absolution. Ici, c’est donc un ancien militaire et détenu, traumatisé par les tortures qu’il a exercées, qui traverse les casinos anonymes de différents états américains (et pas les plus touristiques, genre le Delaware !). Au diapason de l’épure de son réalisateur, toujours enracinée dans son admiration pour Bresson (Schrader cite, encore et toujours, un plan de Pickpocket), Oscar Isaac est magistral dans son rôle tout en tension sourde, laissant son regard transparaître ce qu’il reste d’humanité dans cet homme rompu à la routine carcérale, s’effaçant derrière ses objectifs modestes et ses maigres gains récoltés dans des casinos impersonnels. Dans ses chambres de motel, il recouvre le mobilier de draps blancs : est-ce pour se préparer à un travail salissant ou effacer toute particularité pour retrouver l’uniformité réconfortante des cellules de prison ? Cette manie du personnage (inspirée en réalité à Schrader par Ferdinando Scarfiotti, le chef décorateur italien de son remake de La Féline, ulcéré par le mauvais goût des chambres de motels américains !) restera en tous cas longtemps en mémoire, de même que les images du trauma dans les couloirs d’Abou Ghraib, traversés en longs travellings avec une focale excessivement courte. Les rebords recourbés du cadre donnent la sensation d’un cauchemar extralucide, d’une vision refermée sur elle-même d’où le regard ne peut s’enfuir.

Toujours aussi implacable, Schrader troque l’angoisse apocalyptique du prêtre de First Reformed contre la culpabilité de son Card Counter ayant commis l’innommable pour un pays se caricaturant dans la phase terminale du divertissement (y a-t-il plus vaniteux que les tournois de poker ?). On pense évidemment à Taxi Driver, sauf que l’environnement rejoint la morbidité intérieure du héros non par un aspect sordide mais aseptisé, neutre, figé. Une inertie que le jeu vient confirmer, puisque le compteur de cartes connaît l’issue du black jack et attend qu’il se passe quelque chose au poker, se satisfaisant de la redondance des mains, des concurrents et des tables de jeux. Mais pour nous, l’attente est suffocante tant nous redoutons le tilt de Tell, le moment où il craquera pour revenir à ses violences passées. Un suspens qui fonctionne d’autant mieux que Schrader laisse croire à une rédemption, passant par la famille de substitution que Tell se trouve, Tye Sheridan et Tiffany Haddish apportant une chaleur inattendue à The Card Counter. Faut-il croire au bonheur fugace d’une balade dans un jardin illuminé ? Ne comptez pas sur nous pour vous le dire, allez plutôt vérifier en salles projetant The Card Counter s’il en reste.
BASTIEN MARIE