
Film fantastique britannique (2021) d’Edgar Wright, avec Thomasin McKenzie, Anya Taylor-Joy, Matt Smith, Diana Rigg, Michael Ajao, Rita Tushingham et Terence Stamp – 1h56
Jeune fille des Cornouailles passionnée par les années 60, Eloïse monte à Londres pour entrer dans une école de mode et design. Elle loue une chambre dans le quartier de Soho où, chaque nuit, elle retourne dans ses années 60 chéries et suit l’éblouissante Sandie qui désire devenir chanteuse…
Chérissant des films d’horreur tels que Le Loup-garou de Londres, Ne vous retournez pas ou Carrie au bal du diable, Edgar Wright devait passer par le genre à son tour, sans l’humour de Shaun of the Dead. C’est désormais chose faite avec Last Night in Soho, du titre d’une chanson de Dave Dee, Dozy, Beaky, Mick & Tich, dont il a eu l’idée une dizaine d’années plus tôt avant d’en toucher deux mots à sa fidèle productrice Nira Park sur le plateau de The World’s End. C’est après l’éreintant tournage de Baby Driver, réalisation d’un projet rêvé pendant vingt ans, que Wright se lance donc dans ce projet-ci qu’il pense être plus simple. Alors qu’il coûtera tout de même dans les 40 millions de dollars et, le réalisateur n’étant résolument pas du genre à se faciliter la tâche, comportera son lot de défis techniques (c’est typiquement un film qui ne compte pas autant d’effets numériques qu’on pourrait le penser) et logistiques (la production bloquant les rues de Soho, quartier le plus animé de Londres, pour que le décorateur Marcus Rowland leur redonne le style des années 60 le temps d’une nuit de tournage).
Ecrivant rarement seul, Wright s’enferme pendant six semaines avec Krysty Wilson-Cairns, scénariste de 1917 familière du quartier, pour écrire son récit fantastique. Ne filmant jamais un lieu qu’il ne connaît pas, il emménage à Soho comme autrefois à Toronto pour Scott Pilgrim ou Atlanta pour Baby Driver pendant la production du film – et profite du confinement pour glaner quelques plans de rues exceptionnellement vides de Soho, offerts en bonus pendant le générique de fin, comme un réveil amer au film de rêve qui a précédé. Suite à l’indisponibilité de Bill Pope, il engage Chung Chung-hoon, directeur de la photographie régulier de Park Chan-wook, pour peindre ses images au néon – un vrai casse-tête pendant le tournage, l’équipe et les acteurs devant sans cesse se synchroniser avec les couleurs des enseignes lumineuses ! Sinon, c’est toujours la même dream team : Paul Machliss au montage, présent même sur le plateau de tournage, Julian Slater au prodigieux design sonore (même en fermant les yeux, vous pourriez voir Last Night in Soho tant le son y est aussi primordial que l’image !), Steven Price à la musique bruitiste au bon sens du terme (n’est-ce pas, Mr Zimmer ?) calée entre les morceaux de la BO, démentielle comme d’habitude. Au casting, les stars actuelles Thomasin McKenzie, Anya Taylor-Joy et Matt Smith partagent l’affiche avec celles des 60’s Terence Stamp, Rita Tushingham et la regrettée Diana Rigg, disparue depuis déjà plus d’un an. Le film lui est naturellement dédiée et, parmi toutes les émouvantes anecdotes que Wright a partagé à son sujet, nous retiendrons celle où l’actrice, au bras du réalisateur, visita les intérieurs du Café de Paris reconstitué en studio, et lui confirma qu’il ressemblait bien à celui de l’époque où elle avait vu jadis chanter Shirley Bassey et avait senti tous ces regards masculins posés sur elle, la scrutant comme un morceau de viande – un souvenir qui confirma à Wright que Last Night in Soho racontait la bonne histoire…

Déjà vaine et stérile dans The World’s End, la nostalgie devient carrément dangereuse et potentiellement fatale dans Last Night in Soho. C’est ce qu’Edgar Wright nous raconte dans ce thriller au scénario à la mécanique peut-être moins précise que ceux qu’il écrivait avec Simon Pegg mais à la mise en scène toujours plus virtuose, toute entière dédiée, comme à l’habitude du cinéaste, à la subjectivité de son héroïne, l’introvertie Ellie, jouée par une excellente Thomasin McKenzie à l’opposé de sa prestation déjà remarquable dans Jojo Rabbit. Même si c’est pour une fois une femme, la protagoniste connaît le même enjeu que les autres personnages de Wright : celui de devoir articuler sa vision du monde à ses prismes culturels très affirmés. Ici, c’est une jeune provinciale montant à la grande ville (comme Wright avant elle, et l’appréhension de la vie londonienne et de ses codes sonne trop vraie pour ne pas être autobiographique), traînant avec elle sa passion quasi-obsessionnelle pour les 60’s la coupant de son époque contemporaine. Une nuit, elle retourne comme par magie dans le Londres des années 60 – et Wright nous attachant si bien au strict point de vue de l’héroïne, la nature « simplement » onirique de ce retour en arrière nous suffit amplement – et vit par miroirs interposés les aventures de Sandie, starlette en puissance. La séquence au Café de Paris est magistrale : avec ses sublimes jeux de miroirs, Wright met en abyme notre identification de spectateur avec celle d’Ellie s’identifiant à Sandie, et avec son étourdissante danse à trois (à quatre en comptant l’opérateur), nous enivre de cette reconstitution du Swingin’ London. Mais le cauchemar va commencer quand, à force de traverser le miroir, Ellie va découvrir ce qui se cache derrière son reflet clinquant et l’ivresse va se transformer en sévère bad trip caléidoscopique.

Cette dualité nostalgique passe par le style habituel d’Edgar Wright, confirmant son habileté à montrer une continuité dans un film qui ne ressemble pas à ses précédents. Il y a sa volonté d’habiter le lieu dans lequel se déroule le film et de l’animer d’effets réalisés le plus possible à même le plateau, sans que cela ne débouche sur une posture conservatrice à laquelle n’échappent pas certains de ses contemporains. Il y a son sens de la narration par le montage, dynamisant sa structure classique entre réalité et fantasme et particulièrement redoutable pour raconter la descente aux enfers de Sandie. Et puis il y a la richesse de sa BO, utilisée avec un soin aussi maniaque que dans Baby Driver : non seulement ces tubes 60’s, soudainement chargés de mélancolie, rythment parfaitement le film, mais ils en commentent aussi continuellement l’action, par exemple – et pour ne nous en tenir qu’à la première occurrence – quand le disque de Peter and Gordon s’enraye et répète la phrase « I know not when », annonçant la confusion temporelle que va vivre Ellie quelques bobines plus tard. Enfin, le jeu des influences et la bagage cinéphilique continuent d’y jouer un rôle prépondérant sans gâcher le plaisir d’un œil profane. Le casting des aînés est ainsi révélateur, les carrières de Tushingham, Stamp et Rigg venant nourrir leurs personnages. La sublime photographie de Chung Chung-hoon cite évidemment, et jamais gratuitement, le giallo mais, comme le film se refuse à la simple et inoffensive nostalgie, Wright ne veut pas s’en tenir qu’à Bava ou Argento, et y mêle aussi du Satoshi Kon, de L’Enfer de Clouzot ou du Répulsion de Polanski – et sur un film féministe, faut oser ! Si on s’attendait à ce qu’il fasse preuve de cette virtuosité et de son soin pour enrichir et incarner sa reconstitution, on attendait moins Wright sur le terrain du woke, qu’il accompagne autant qu’il le commente avec son propos féministe émanant naturellement du récit, quand la séduction des 60’s bascule vers le sordide. Un propos que Wright aborde avec la même mesure et lucidité que l’époque qui le fascine tant, sans se laisser déborder par sa passion, faisant encore une fois preuve d’un ultime point de vue moral qu’on sous-estime souvent à propos de ses films. Difficile d’en dire davantage sans spoiler le film. Nous nous contenterons donc de dire que, de la même façon qu’il digère ses nombreuses références passées pour signer des films follement contemporains, Wright invite ici à voir le passé tel qu’il est pour mener le présent tel qu’on l’entend, en refusant de céder aux sirènes de l’idéalisation ou de la table rase. Et on ne sait pas vous, mais nous, nous allons y retourner souvent à ce Last Night in Soho…
BASTIEN MARIE
Autres films d’Edgar Wright sur le Super Marie Blog : Baby Driver (2017) ; The Sparks Brothers (2021)