
紅の豚 Kurenai no buta Film d’aventure animé (1992) d’Hayao Miyazaki, avec les voix originales de Shūichirō Moriyama, Akemi Okamura et Akio Ōtsuka et les voix françaises de Jean Reno et Jean-Luc Reichman (…) – 1h33
Dans l’Italie de l’entre-deux-guerres, le célèbre chasseur de prime Porco Rosso, aviateur revenu des combats mystérieusement transformé en cochon, survole la mer Adriatique pour le plus grand malheur des pirates de l’air qui officient dans la région. A l’hôtel Adriano, bar fréquenté par tous les pilotes du coin et tenu par la belle Gina, il rencontre un adversaire à sa mesure, l’américain Curtis, engagé par les pirates et bien décidé à en découdre avec le cochon volant…
Sixième long métrage d’Hayao Miyazaki et quatrième produit pour son fameux studio Ghibli (du nom italien d’un vent saharien, ornant dans ce film un flamboyant moteur), Porco Rosso permet au cinéaste, après Nausicaä et le Chateau dans le ciel, de faire une nouvelle déclaration d’amour à l’un de ses sujets de prédilection : l’aviation, profitant du contexte historique du film pour cette fois-ci se référer plus directement à de véritables modèles. Adaptant une série de courts mangas réalisés dans les années 80 pour le magazine aéronautique Model Graphix, intitulé L’ère des hydravions, Miyazaki nous conte donc les aventures de l’intrépide pilote Marco Pagot (en hommage au créateur de Calimero) plus connu sous le nom de Porco Rosso, un personnage qui prend une place toute particulière dans sa filmographie.

En effet, au-delà de sa remarquable caractérisation et de son charisme, l’aviateur porcin s’impose comme l’alter-ego de Miyazaki, se croquant lui-même sous les traits d’un cochon, animal universellement méprisé et pourtant si proche cousin. Il y révèle ainsi non sans nostalgie sa sensibilité communiste (ce qui ne doit pas être facile tous les jours au Japon) dans un autoportrait idéologique aussi contrasté que bouleversant. S’il n’a jamais été jusqu’au militantisme, son aversion envers la bêtise humaine, largement partagée par son Porco, l’ayant légitiment fait douter des régimes soviétiques et chinois, les idéaux marxistes ont marqué sa jeunesse. Aussi, le porc rouge, nommé de cette insulte qui qualifiait les militants communistes de l’époque, porte sur lui toute l’amertume des combats perdus tandis que Miyazaki, afin d’œuvrer avec les moyens de son ambition, avoue avoir céder aux sirènes du capitalisme, tel son glorieux pilote qui, au prix de sa liberté, n’est devenu qu’un mercenaire individualiste ne valant finalement pas franchement mieux que les pauvres pirates plutôt sympathiques qu’il combat. Quand au baroud d’honneur que s’offre Porco Rosso face à l’américain Curtis, arrogant, ridicule mais malgré tout talentueux et attachant, il y a là aussi matière à dresser des parallèles dont on vous laisse le bon soin…

Miyazaki ne se refait pas et, comme il le réitérera plus tard, notamment avec son poignant Le vent se lève, nous livre avec Porco Rosso une puissante fable anti-guerre. Si les enjeux du film peuvent sembler légers et que son Adriatique apparaît idyllique, c’est que les grands drames du film, qui ne manquent pas de lui conférer une certaine gravité enfouie, se situent ailleurs : entre les affrontements du passé, et le vide laissé par les amis tombés au combat, et ceux qui s’annoncent, avec la montée du fascisme qui gangrène l’Italie du Duce. Ces suggestions ne laissent aucun doute, Miyazaki vomit ces guerres absurdes qui se succèdent et n’en finissent pas de changer ces machines de purs rêves en armes semant la mort et la destruction, le cinéaste se retrouvant même impacté lors de la conception du film même alors qu’éclatent les conflits en Yougoslavie, souillant sa paradisiaque Adriatique. Porco Rosso n’en est pas pour autant un film désespéré et Miyazaki semble aussi déclarer, avec Aragon (et Jean Ferrat), que la femme est l’avenir de l’homme.
Le cinéaste nous avait déjà prouvé, via sa princesse Nausicaä, aux antipodes des carcans disneyens de l’époque et avec autrement plus d’évidence que ceux pachydermiques d’aujourd’hui, qu’il était un féministe convaincu et Porco Rosso apporte une nouvelle pierre à cet édifice qui se poursuivra plus cruellement sur Princesse Mononoké et Le voyage de Chihiro. Ici, en plus d’un fier régiment d’ouvrières chevronnées, il nous présente donc deux personnages inoubliables : la magnifique Gina, reine de l’Adriatique d’une désarmante dignité qui, en chantant Le temps des cerises, devient même l’âme vibrante du film, et la pimpante Fio, incarnant une jeunesse à l’enthousiasme inoxydable, redonnant à Porco Rosso sa fougue d’autrefois et ne pliant jamais, même lorsque les hommes veulent en faire un trophée. Tandis que son baiser nous suggère une fin de conte de fée laissée en suspens, ses rêves d’aventures continueront d’accompagner ceux des spectateurs alors que Miyazaki lui accorde logiquement un mot de la fin à l’image du film tout entier, d’une puissance nostalgique telle qu’on en a rarement vu sur un écran de cinéma.
Pour toutes ses raisons, mais aussi évidemment pour l’animation magistrale, les paysages merveilleux, le scintillement du soleil sur la mer turquoise, les scènes d’actions ébouriffantes, la beauté de machineries érigées en œuvres d’art, la partition tout en nuances de Joe Hisaishi et ce déchirant flashback qui tient autant du rêve éveillé que du récit mythologique le plus tragique, ce film est une incontestable merveille qui tutoie les cieux les plus majestueux. Un chef d’œuvre que j’ai eu la chance de découvrir tout minot sur grand écran lors de sa sortie française (une première pour un Miyazaki avec seulement 15 copies) et dans laquelle je peux toujours me replonger sans jamais que sa beauté limpide ne perde en éclat, bien au contraire. Porco Rosso nous rappelle que le rouge n’est pas que la couleur sanguinaire de Staline mais aussi celle passionnée des cerises, des lendemains qui chantent et d’un inoubliable cochon qui, n’en déplaise à ceux qui pensent que les extrêmes se rejoignent, préfère être un porc plutôt qu’un fasciste.
CLÉMENT MARIE
