
Big Trouble in Little China Film fantastique américain (1986) de John Carpenter, avec Kurt Russell, Kim Cattrall, Dennis Dun, Victor Wong et James Hong – 1h39
A San Francisco, le routier Jack Burton accepte d’aider son ami Wang Chi à retrouver sa fiancée, détenue prisonnière d’un immeuble de Chinatown appartenant à David Lo Pan, un terrible sorcier…
Aujourd’hui, on parle d’un de nos films fétiches, œuvre d’un de nos cinéastes préférés, John Carpenter : Les Aventures de Jack Burton dans les griffes du mandarin ! En terme de film culte, celui-ci se pose là et, plutôt que de craindre son projet de remake avec Dwayne Johnson traînant dans un tiroir maudit de Hollywood, on a voulu se refaire une énième virée au cœur de Chinatown en compagnie de ce bon vieux Kurt Russell. Alors attachez vos ceintures et, si nous ne sommes pas revenus à l’aube, appelez le Président !
Les aventures de Jack Burton commencent avec un premier scénario de Gary Goldman et David Z. Weinstein, un authentique western se déroulant dans le San Francisco de 1880. Le script trouve preneur chez TAFT Entertainment mais, peu convaincu par l’époque de l’histoire qui susciterait un budget conséquent, on engage, pour adapter le récit à l’époque contemporaine, W.D. Richter tout juste sorti des Aventures de Buckaroo Banzaï à travers la 8ème dimension (notez la consonnance des deux titres, on la doit certainement à un employé de Fox France ayant le pif pour les films cultes). Le scénariste s’exécute et glisse le projet à un de ses camarades de fac, John Carpenter, également en lice pour Golden Child, l’enfant sacré du Tibet (un projet concurrent qui poussera d’ailleurs Jack Burton à se tourner très vite pour en précéder la sortie de plusieurs mois). Depuis l’échec de The Thing, Carpenter est revenu en grâce à Hollywood avec les succès de Christine et de Starman, ce dernier valant à Jeff Bridges une nomination aux Oscars, et il accepte ce qui devient un projet 20th Century Fox budgété à 20 millions de dollars. Il retrouve pour la quatrième fois Kurt Russell, qui n’a pas l’ego assez développé pour refuser ce personnage loser qui l’amuse beaucoup. Pour définir Jack Burton, les deux hommes citent la figure de John Wayne : pour Carpenter, c’est un « John Wayne without a clue » tandis que pour Russell, c’est comme si Wayne tournait pour un réalisateur qui ne garderait que ses prises ratées.
Bien qu’ardu, le tournage reste un bon souvenir pour tout le monde – et ça se sent dans le film fini. Les acteurs ne sont pris par aucun autre projet parallèle et sont entièrement disponibles sur le plateau. Carpenter laisse le champ libre à ses cascadeurs pour chorégraphier les nombreux combats. Seuls les effets spéciaux sont sujets à quelques frictions : Carpenter trouve que Boss Films, la boîte de l’oscarisé Richard Edlund, s’éparpille sur trop de projets simultanés, tandis qu’Edlund estime le budget qui lui est alloué trop bas. Mais sur le plateau, l’ambiance est au joyeux artisanat. Par ailleurs, Carpenter s’assure auprès des membres d’origine asiatique de son équipe et son casting de l’image positive qu’il veut donner de la culture chinoise, alors que quelques années plus tôt L’Année du dragon de Michael Cimino avait provoqué les foudres de la communauté sino-américaine. Tout est donc au beau fixe sur le tournage, mais la post-production et la sortie seront une autre paire de manches, sabotées par les exécutifs de la Fox qui ne comprennent pas du tout le film.

Les producteurs commencent par exiger une nouvelle scène d’ouverture présentant Jack Burton comme un héros (c’est bien la preuve qu’ils n’ont rien pigé !) que Carpenter tourne à contrecœur et désapprouve encore aujourd’hui (je trouve que ce prologue fonctionne bien, j’y reviendrai sans doute plus tard). Pour le reste, Jack Burton subit peu de modifications, sans doute par peur de coûts supplémentaires, mais aussi parce qu’il montre déjà des signes de popularité : le taux de satisfaction des spectateurs de projection-test dépasse les 95% et Carpenter et Russell enchaînent les interviews avec des journalistes et critiques enthousiastes qui leur demandent ce que ça fait d’avoir signé le grand blockbuster de la prochaine saison estivale. Le duo de The Thing est alors en pleine confiance sur le potentiel commercial de leur film, mais c’était encore une fois sans compter sur l’incompréhension et la paresse du studio : ne sachant pas plus sur le film que sur la façon de le vendre, la Fox accompagne la sortie d’une promo inexistante et préfère concentrer leurs efforts sur Aliens qui a le mérite d’être une suite. Plus déçu que jamais du business hollywoodien, Carpenter retournera à l’indépendant peu cher mais très libre avec Prince des ténèbres et Invasion Los Angeles, et Russell devra attendre ses titres suivants pour devenir enfin un acteur aux films qui marchent. Heureusement, la postérité, et surtout le marché alors florissant de la vidéo, donnera raison à Carpenter et fera des Aventures de Jack Burton un film culte. Au point donc de faire germer dans les petits esprits de la Fox désormais Disney l’idée d’un remake perdu d’avance, comme le confirme le fait d’envisager Dwayne Johnson dans le rôle titre. Je ne voudrais pas médire sur The Rock, je l’aime bien, il est cool mais très clairement pas assez cool pour Jack Burton !
Vu, revu et re-revu des centaines de fois aujourd’hui, il est aisé de comprendre comment Les Aventures de Jack Burton est assez logiquement devenu un film culte. Si vous le demandiez à John Carpenter himself, il aurait une réponse cinglante – le film est bon, point – et vous retournerait une autre question : mais alors, si vous aimez tant le film, vous étiez où quand il est sorti ? (perso, j’ai une bonne excuse : j’étais pas né) Vérifions alors la théorie de Carpenter : oui, Jack Burton est putain de bon, c’est un ride fantastique particulièrement jouissif et hilarant, « qui offre au public l’occasion de prendre son pied comme jamais » me dit DVDrama sur la jaquette de mon Blu-ray. C’est aussi le film le plus euphorisant et hédoniste de l’âge d’or de Carpenter, qui ne se distingue pas par ailleurs par l’euphorie ou l’hédonisme. Ca commence donc par cette scène d’ouverture exigée par la production dans laquelle Egg Shen présente Jack Burton comme un héros puis fait une brève démonstration de sa magie. Deux teasings, l’un est faux mais l’autre vrai : Jack Burton n’est pas vraiment un héros, mais la magie y est réelle et omniprésente. Puis Jack Burton apparaît, faisant route vers San Francisco à bord de son précieux camion, psalmodiant dans sa CB avec le ton plein de certitude dérisoire de celui qui a roulé sa bosse et pense avoir tout vu. C’est l’antithèse de Snake Plissken : au mercenaire rusé, solitaire et taiseux de New York 1997 succède ce camionneur grande-gueule, naïf et maladroit. Avec l’arrivée de son copain Wang Chi, on comprend que les rôles attendus du buddy-movie s’inversent : ici, c’est le sidekick asiatique qui va se taper tout le boulot tandis que le « héros » américain, immédiatement dépassé par les événements, aura le plus grand mal à suivre le rythme, malgré ce que laisse croire son irrésistible vantardise. Le personnage féminin, Gracie Law, est également valorisée par la comparaison : elle est indéniablement le cerveau de la bande, sans doute plus utile à Wang que Jack.

Carpenter ne tarira jamais d’éloges sur Kurt Russell pour avoir campé cet anti-héros fini : bien conscient d’avoir déjà redéfini l’archétype du héros d’action et de la classe américaine avec Snake Plissken, l’acteur s’en donne à cœur joie, avec une jubilation communicative, dans le rôle de Jack Burton, en étant jamais à court d’autodérision – c’est à Russell qu’on doit l’idée de lui laisser une ridicule trace de rouge-à-lèvres à un moment crucial. Cependant, malgré l’ironie parodique du personnage tournant en dérision la figure du héros américain, Jack Burton reste un personnage attachant qu’on ne peut réduire à un simple bouffon. On lui reconnaîtra quelques qualités, d’avoir de bons réflexes, d’être réellement courageux aussi, lui qui vient spontanément et systématiquement en aide à Wang Chi sans que ce dernier ne le lui demande (à moins que ce ne soit une inconscience totale du danger), et puis il est le relais du point de vue du spectateur occidental dans l’exotisme de l’univers de Big Trouble in Little China. Il n’y est pas non plus pour rien dans le culte du film : le temps qu’il sorte en vidéo, l’ère Reagan et ses héros bigger than life touchait à sa fin et Jack Burton, irrésistiblement faillible et imparfait, représentait une rafraîchissante alternative aux indestructibles Rambo et Matrix, en attendant la naissance d’un certain John McClane à mi-chemin entre les deux modèles.
L’alternative incarnée par Kurt Russell est aussi celle du film dans son ensemble, John Carpenter rendant aussi un hommage extatique au cinéma asiatique, l’accueillant idéalement dans son propre style qui gagne dans ce métissage une vivacité inédite. Big John se réclamant éternellement de l’héritage de Howard Hawks, Les Aventures de Jack Burton reste aussi hawksien : Jack Burton se rêve en réincarnation du John T. Chance de Rio Bravo, Kim Cattrall adopte un débit de dialogues digne des screwball comedies L’Impossible Monsieur Bébé ou La Dame du vendredi, et la confusion de l’intrigue peut évoquer un film noir de la trempe du Grand Sommeil. Une fois immergé dans Chinatown, à la faveur d’un combat de rue convoquant un fracas référentiel à faire rougir Tarantino (tout à la fois kung fu, chambara, western, fantastique et beat them all !), Big John paie son tribut à l’Orient : les trois tempêtes sont la réincarnation des méchants de Baby Cart 2 : l’enfant massacre, le climax évoque la folie du Tsui Hark de Zu, les guerriers de la montagne magique sorti seulement trois ans plus tôt, David Lo Pan est, sinon un Fu Manchu expurgé de ses clichés racistes, au moins un méchant digne de ceux que Ku Feng jouait chez la Shaw Brothers. Autant de références à la cinématographie asiatique que Carpenter déploie non dans l’intention de se les réapproprier en tant que cinéaste occidental tout-puissant mais de les juxtaposer, intactes et accessibles, aux côtés d’un cinéma ricain, comme un nouveau territoire à explorer. A cela, il faut ajouter l’influence vidéo-ludique : outre un affrontement virtuel inséré dans le climax, la narration à étages, chacun renfermant un nouveau danger, fait aussi penser au langage nouveau du jeu vidéo. Le métissage culturel de Big Trouble in Little China aura fait des petits des années plus tard – Kill Bill de Quentin Tarantino, lequel engagera juste après Kurt Russell et affichera le t-shirt de Jack Burton dans un coin du décor de Boulevard de la mort, Matrix et Speed Racer des Wachowski, Pacific Rim de Guillermo Del Toro, Scott Pilgrim d’Edgar Wright – et, mettant mal à l’aise les exécutifs de l’époque, serait sans doute surligné abondamment par ceux d’aujourd’hui, transformant les subtilités du film en critères de son remake, ne serait-ce que pour se mettre le marché chinois dans la poche.

Si Les Aventures de Jack Burton est si communicatif, c’est grâce à sa construction narrative, simple mais efficace, et à son goût de l’artisanat bien fait. Contrairement aux Aventures de Buckaroo Banzaï commençant in medias res au risque de laisser des spectateurs sur le carreau, W.D. Richter ménage ici une action progressive rendant le conséquent univers fantastique à venir (et ses centaines d’enfers divers et variés !) plus abordable. Ainsi, Jack Burton débute tranquillement en extérieurs avant que Jack ne fasse un brusque virage pour faufiler son camion dans les étroites ruelles de Chinatown. A partir de là, le film ne quittera plus le studio, amenant le spectateur à accepter inconsciemment l’artificialité du cadre qu’on peut dès lors remplir de la magie la plus folle. Carpenter a pu compter sur le décorateur expérimenté John J. Lloyd pour offrir profondeur, relief et illusions d’optique aux décors de studio, agrémentés par les accessoiristes d’une multitude de détails faisant beaucoup dans le foisonnement du film. Un foisonnement qui embarque le spectateur dans ce généreux ride et en transcende les limites. Jack Burton n’est certes pas irréprochable dans sa gestion de l’action ou ses effets spéciaux mais il ne nous laisse pas le temps de nous appesantir sur ces détails : à peine remarque-t-on le découpage parfois hasardeux de la séquence du rapt à l’aéroport ou le costume grossier d’une créature simiesque qu’on passe déjà à autre chose, la richesse et l’énergie du film primant sur ses menues imperfections. Le scénario s’efforce à constamment nous projeter vers l’avant : dès que l’action se repose un peu, Richter nous envoie des flots de dialogues maintenant notre attention. Du coup, à la première vision de Jack Burton, il est possible qu’on ne comprenne pas tout et qu’on ne soit pas en pleine connaissance des enjeux avant l’arrivée du climax (je sais que c’était mon cas), mais cette confusion, cette masse volontairement excessive d’informations, bref ce joyeux bordel, est aussi incontestablement ce qui fait le charme du film, tel un film noir (au hasard, Chinatown, ou plutôt The Big Lebowski vu la coolitude de l’anti-héros) dans les méandres duquel on prend plaisir à se perdre. En somme, Les Aventures de Jack Burton dans les griffes du mandarin nous intime de nous abandonner complètement à lui, à ses délires visuels, à sa richesse culturelle, à son savant sens du décalage, à son énergie folle, à son monde occulte dissimulé au cœur de San Francisco, et vu l’adoration qu’on porte aujourd’hui au film de Big John, on se dit qu’il n’a eu aucun mal à nous convaincre.
BASTIEN MARIE