Crash

Film érotico-motorisé canadien (1996) de David Cronenberg, avec James Spader, Holly Hunter, Elias Koteas, Deborah Kara Unger et Rosanna Arquette – 1h40

Réalisateur de films pour la sécurité routière, James Ballard a un accident de voiture tuant le mari du docteur Helen Remington. Durant leur convalescence, ils rencontrent Vaughan, un photographe reconstituant des accidents célèbres…

L’auteur J.G. Ballard et le réalisateur David Cronenberg s’étaient déjà croisés artistiquement par une troublante coïncidence : en 1975, le roman I.G.H. de Ballard, concluant sa « trilogie de béton », et Frissons, le premier long-métrage de Cronenberg, racontaient quasiment la même histoire ! Des années plus tard, la critique Toby Goldberg offre le roman Crash ! à Cronenberg en lui disant qu’elle ne voit que lui qui puisse l’adapter. Le réalisateur commence à le lire mais est tellement perturbé qu’il ne finit le roman de 220 pages que six mois plus tard ! A la suite de leur première collaboration sur Le Festin nu (1991) d’après William Burroughs, le producteur Jeremy Thomas demande au cinéaste quel pourrait être le prochain roman qu’ils pourraient adapter. Cronenberg lui répond spontanément Crash !, sans savoir que le producteur avait acheté une option sur le roman une dizaine d’années plus tôt. Crash sera tourné à Toronto, à quelques kilomètres du domicile du réalisateur, avec notamment au casting Holly Hunter, récemment oscarisée pour La Leçon de piano, qui harcelait Cronenberg depuis qu’elle enviait le rôle de Geneviève Bujold dans Faux-semblants, et Elias Koteas qui, lui, se repent d’avoir refusé un rôle dans Le Festin nu et fait Los Angeles-Toronto en voiture pour rejoindre le tournage et se mettre dans la peau de son personnage, Vaughan, qui avait précédemment été proposé à Michael Hutchence, le chanteur d’INXS.

David Cronenberg pose entre deux stars de son film qui ont visiblement pris un coup dans le nez.

Crash marque la première venue de David Cronenberg au festival de Cannes, et quelle venue : le film a provoqué l’un des plus fameux scandales de l’histoire de la Croisette, fort consciemment hourdi par Gilles Jacob, sélectionneur de l’époque qui avait préalablement prévenu le réalisateur de la controverse attendue en plein cœur de la quinzaine. Une grande partie des critiques, aussi bien internationaux que français, haïssent le film tandis que les Cahiers du cinéma l’éliront meilleur film de l’année 1996 et, au début d’une conférence de presse houleuse, un journaliste dit à Cronenberg que Ballard aurait honte de son film… sans se rendre compte que Ballard est assis juste à côté du réalisateur et adore Crash, l’estimant supérieur à son roman ! A la fin du festival, Crash remporte sous les sifflés le prix du jury (« seulement » car ledit jury est apparemment très très loin d’être unanime), mais le film n’est pas sorti d’affaires pour autant. Sa sortie est calamiteuse aux States, sacrifiée par son distributeur New Line qui le déteste, et au Royaume-Uni, où il est censuré dans certains quartiers de Londres et autres villes malgré les validations d’un comité de censeurs, de psychologues et de victimes handicapées d’accidents de la route. En France, la sortie est évidemment moins mouvementée, Crash fera prêt de 600 000 entrées, mais divisera de manière irréversible les fans de Cronenberg, certains ne lui pardonnant pas un embourgeoisement de son cinéma.

Tourné à domicile à Toronto, avec une équipe assez réduite comptant les fidèles collaborateurs du cinéaste (Howard Shore à la musique, Peter Suschitzky à la photo, Ronald Sanders au montage, Deirdre Bowen au casting, Carol Spier aux décors, Denise Cronenberg aux costumes), Crash est un titre fondamental, autant pour ses admirateurs que ses détracteurs, de la filmographie de David Cronenberg. Il est l’un des films les plus maîtrisés et synthétiques du cinéaste, mais aussi l’un des plus radicaux, ce qui fait que je ne le conseillerais pas forcément à un spectateur totalement étranger à l’œuvre du cinéaste (préférez La Mouche ou Chromosome 3). De sa première à sa dernière image, Crash est l’un des plus saisissants affrontements entre Eros et Thanatos que le cinéma ait donné, tendu entre pulsion orgasmique et pulsion de mort que les personnages recherchent obstinément dans la structure répétitive du film : « Maybe next time… » Ces personnages sont : James Ballard (James Spader), hagard dans la découverte de cette nouvelle sexualité (quel dommage que David Cronenberg ne l’ait pas nommé David Cronenberg) ; sa femme Catherine (Deborah Kara Unger) à la blondeur et la beauté toute hitchcockienne ; Helen Remington (Holly Hunter) déclenchant les obsessions du film en dévoilant un sein juste après le crash en essayant de s’extirper de la voiture accidentée ; Vaughan (Elias Koteas), gourou frankensteinien fasciné par l’immortalité des morts célèbres de la route ; Gabrielle (Rosanna Arquette), prêtresse biomécanique du haut de ses prothèses métalliques soutenant son corps traumatisé. Autant de personnages qui, à la suite de leurs accidents, sont comme suspendus dans un moment de near-death-experience éternel en marge des autres automobilistes/humains circulant indifféremment sur les artères de la ville ou disparaissant soudainement. Ces personnages morts-vivants se révèlent particulièrement dans la meilleure scène de Crash quand ils ralentissent à l’approche d’un grave accident pour voir ce qui s’y passe : acte suprême et banal de fascination morbide, qu’on a la désagréable sensation de partager pendant tout le film. Vaughan et Catherine erre sur le lieu de l’accident tels des fantômes, entourés de victimes et de secouristes insensibles à leur présence et de carcasses fumantes desquelles les rescapés « renaissent ».

Catherine Ballard (Deborah Kara Unger) et Vaughan (Elias Koteas) : bouffez-moi ce sein que je ne saurais voir.

Crash a une belle carrosserie. Je ne parle pas seulement de Deborah Kara Unger mais de toute la facture métallique du film, amorcée dès le beau générique en lettres argentées sur la partition pour six guitares électriques de Howard Shore. Une musique envoûtante qui n’a d’équivalent que la photographie chromée, bleutée, aussi claire et brute que l’acier, de Peter Suschitzky. Une image qui nous laisse à distance pour mieux nous hypnotiser dans cette succession d’accidents de voitures réalistes (pas de ralentis ici, les collisions sont rapides et brutales) et de scènes de sexe, automobiles (quand Vaughan veut pénétrer Catherine en emboutissant sa voiture), dérangeantes (les cicatrices des rescapés deviennent de nouvelles zones érogènes) et anti-pornographiques. Dans le roman de Ballard, cela passait par le vocabulaire clinique avec lequel l’auteur décrit les rapports sexuels de ses personnages – un vocabulaire qui perturbait ironiquement Cronenberg alors que clinique est un terme qu’on a souvent posé sur son cinéma. Reprise dans une séquence (quand Ballard copule avec Catherine alors que celle-ci fantasme son possible rapport homosexuel avec Vaughan), la prose de Ballard trouve un équivalent idéal dans la caméra de Cronenberg et ses longs plans frontaux semblant observer de manière scientifique la nouvelle sexualité biomécanique explorée et expérimentée par Vaughan et sa bande. C’est forcément cette « froideur », cette « neutralité », aux antipodes des normes hollywoodiennes, qui ont été reprochées à Crash alors qu’en plus d’être une parfaite transposition des écrits de Ballard, cette esthétique unique, aussi dérangeante que fascinante, est la plus belle démonstration d’un Cronenberg au sommet de son art.

BASTIEN MARIE

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