Film d’enquête américain (2019) de Todd Haynes, avec Mark Ruffalo, Anne Hathaway, Bill Camp, Tim Robbins, Victor Gabler et Bill Pullman – 2h06
Robert Bilott travaille au sein du cabinet Taft, spécialisé dans la défense de l’industrie chimique. En 1999, l’avocat est abordé par Wilbur Tennant, un fermier de sa ville natale, qui lui réclame son aide. D’abord réticent, il accepte de se rendre sur place et y découvre un troupeau de vaches décimé et quelques survivantes dans un état effroyable. Il ne fait nul doute que ces morts sont liées à l’usine de produits chimiques Dry Run, propriété de la puissante entreprise DuPont, qui borde l’exploitation. Robert Bilott mène l’enquête et découvre vite un scandale sanitaire et écologique qui s’étend bien au-delà de la propriété de Wilbur. L’avocat se lance alors dans une interminable bataille juridique contre le plus impitoyable des ennemis.
Dark Waters s’annonce donc comme un nouveau film d’investigation inspiré de faits réels ré-invoquant le cinéma des 70’s et son maître étalon dans le genre, les Hommes du président (oui oui…Pétèr et Stéven !), dans la continuité du succès Spotlight, déjà avec Mark Ruffalo. Visiblement marqué par cette prestation qui lui a valu bien des éloges, l’acteur engagé décide donc de réitérer l’expérience en s’associant avec Participant media, spécialiste du genre, pour racheter les droits de l’article du New York Times The Lawyer Who Became DuPont’s Worst Nightmare écrit par Nathaniel Rich et traitant du scandale du Téflon afin de l’adapter au cinéma. En producteur avisé ayant probablement à l’esprit le Révélations de Mann, le Zodiac de Fincher ou encore le Pentagon Papers de Spielberg, Mark Ruffalo semble avoir compris l’importance du metteur en scène, l’illustration wikipédia plan plan étant certainement le plus gros écueil pour un film estampillé « inspiré d’une histoire vraie ». Aussi, il décide de confier la réalisation à Todd Haynes que l’on retrouve à nouveau, après son magnifique Musée des merveilles, adaptation forcément un peu « Hugocabresque » de Brian Selznick, là où on ne l’attendait pas.
Ce choix a de quoi surprendre, à commencer par l’intéressé lui-même (qui s’est certainement demandé si Participant media ne le confondait pas avec Gus Van Sant…), mais s’avère ô combien payant, et ce dès sa séquence d’ouverture où Todd Haynes nous montre sans détour qu’il est prêt à jouer avec les genres. En effet, alors que les films d’investigation peuvent souvent se voir qualifiés de thrillers, le réalisateur enfonce ici le clou en se référant carrément au cinéma d’horreur. On pourra ainsi citer son intro donc, reprenant celle cultissime des Dents de la mer, mais aussi une arrivée dans une petite ville ponctuée par un inquiétant sourire* ou encore une attaque de vache rendue folle furieuse. Plus généralement, ses images poisseuses, signées par son habituel chef op Edward Lachmann (qui semble ne plus travailler que pour Todd Haynes…), entre sombres bleutés et clairs verdâtres, nous plongent dans une ambiance poisseuse et glaciale qui nous laisserait penser que, au delà de la coïncidence, le titre serait bien un clin d’œil au Dark Water d’Hideo Nakata. Quoiqu’il en soit, inutile de préciser à quel point cette incursion du cinéma d’épouvante dans cette histoire vraie quelque peu anxiogène peut faire mouche : Dark Waters a de quoi faire flipper !

Malheureusement, cette tension horrifique se concentre essentiellement dans la première partie et, passé l’effroi, le film s’intéresse alors plutôt aux conséquences juridiques d’une affaire qui s’étend sur de longues années et à son impact sur la vie de notre héroïque avocat. Si le réalisateur semble donc par la suite davantage contraint par les impératifs du film de procès et ne déploie pas vraiment son plus grand cinéma, c’est surtout l’absence de son compositeur fétiche qui lui fait ici un peu défaut car on aurait adoré entendre ce que Carter Burwell aurait pu proposer sur un tel film. Dark Waters reste une production rondement menée et témoigne d’un véritable soucis d’authenticité, l’équipe n’ayant pas hésité à tourner sur les véritables lieux, de la ville de Parkersburg (où Soderbegh a déjà tourné son Bubble) dans l’Amérique rurale de la Virginie-Occidentale aux bureaux du cabinet Taft de Cincinatti et à reproduire les années 2000, une période encore très familière mais pourtant plus si récente. Aussi, il faudra compter sur l’implication totale de Mark Ruffalo, pour le meilleur mais aussi pour le pire de l’actors studio. Personnellement, sans remettre en cause le talent indéniable des deux interprètes, j’ai eu un peu de mal à faire abstraction de la lèvre inférieure de Ruffalo (pour la bouche la plus chelou depuis Justice League !) et à ne pas me lasser des yeux larmoyants d’Anne Hathaway. A noter aussi la présence de l’imposant Bill Camp, de Tim Robbins dans un rôle à la Jason Robards dans le modèle originel de Pakula (oui oui… encore celui avec Pétèr et Stéven) et d’un Bill Pullman en mode Saul Goodman qui viennent compléter ce casting de grands professionnels hollywoodiens.
Là où un Erin Brokovich pouvait se montrer solaire et faire triompher la justice, Dark Waters se démarque donc au contraire par son approche particulièrement sombre annoncée dès son titre et perdurant jusqu’aux traditionnels cartons pré-générique. Mais alors que ceux-ci servent le plus souvent à nous raconter comment la justice a pu triompher et comment nos héros ont vécu heureux et ont eu beaucoup d’enfants, ici ils nous rappellent cruellement que les procédures sont toujours en cours et que nombre des dossiers ne seront probablement jamais jugés. Ces dossiers prennent un visage inoubliable alors qu’apparaît à l’écran, à la manière de la figure aussi singulière, déchirante et réelle que peut être John « Elephant Man » Merrick au sein du cinéma d’épouvante, Bucky Bailey, non pas un acteur maquillé mais bien un véritable protagoniste de l’affaire, malformé de naissance, qui vient ici imprimer sur la pellicule d’une fiction la réalité des crimes de l’entreprise DuPont, coupable aux yeux de tous mais pourtant intouchable. C’est sur ce terrible constat que s’achève le film, alors que l’avocat Robert Bilott ne peut qu’admettre, au bout de presque deux décennies, ce que le redneck bourru Wilbur Tennant, méprisé de tous, avait pourtant formulé dès le départ. En repensant au récent Richard Jewell de Clint Eastwood, on peut se demander si les deux films ne partagent pas un même espoir : qu’on puisse enfin considérer que le peuple n’est pas plus con qu’une élite qui n’en finit pas de le mépriser, quand elle ne l’assassine pas…
CLÉMENT MARIE
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